« Depuis Nietzsche et Dada l’art se présente comme la plus inhumaine des aventures, de bout en bout : seule l’œuvre digne de ce nom justifie les actuels pionniers, et ce qu’elle apporte n’a pas grand-chose à voir avec le plaisir, mais bien plutôt avec la plus vertigineuse épreuve qu’il soit donné à l’homme d’affronter, qui est de se pencher sur soi-même sans le moindre garde-fou. À ce prix-là, pas mal de notions apparemment immuables sont remises en question, quand elles ne sont pas balayées une fois pour toutes. »
Michel Tapié, Un art autre. Où il s’agit de nouveaux dévidages du réel, Paris, Gabriel-Giraud et fils, 1952, n.p.
Certes, le nom Céleyran renvoie à un domaine du sud de la France, près de Narbonne, situé au bord de l’Aude et à quelques kilomètres de la mer. C’est là que l’artiste, musicien, critique d’art et courtier Michel Tapié de Céleyran passa son enfance. Si l’on fait abstraction de cette origine toponymique et des ramifications familiales qu’à l’évidence elle convoque – le château éponyme était, l’été, le lieu de séjour du jeune Henri de Toulouse-Lautrec, futur peintre à la réputation sulfureuse et arrière-grand cousin de Tapié –, Céyleran sonne indubitablement comme une invitation au voyage. La magie de l’assonance transporte l’auditeur ou le lecteur des rives de la Méditerranée au rivage de l’île de Ceylan. D’ailleurs, magie et voyage sont deux maîtres mots que Michel Tapié n’a eu de cesse de convoquer et de répéter, à la manière d’une invocation, au fil des textes consacrés aux artistes qu’il aimait. S’amuser à lister les noms de ceux-ci – Jean Fautrier, Jean Dubuffet, Wols, Henri Michaux, Georges Mathieu, Karel Appel, Camille Bryen, Giuseppe Capogrossi, Sam Francis, Hans Hartung, Jean-Paul Riopelle, Pierre Soulage, mais aussi Victor Brauner, Jackson Pollock ou encore Francis Picabia – c’est aussitôt dresser un état de la peinture dans l’immédiat après-guerre, scander un panthéon qui, s’il n’est exhaustif, donne à voir ceux des artistes qui, à l’heure de la reconstruction, ont donné ce qu’il existait de plus saisissant en matière d’art. Tapié ne s’y est pas trompé, inlassable promoteur de l’informel puis de Gutaï, d’un art qu’il désirait ardemment autre.
Son écriture dense, empreinte de rudesse et, parfois, d’une certaine afféterie, a souvent joué contre lui, dans l’appréhension que l’on pouvait avoir de son travail. Le flottement conceptuel du lexique dont il usait, ses références quasi maniaques à saint Jean de la Croix, Nietzsche ou Raymond Roussel énervèrent ainsi Dubuffet ou Michaux qui aimaient la précision et défendaient farouchement leur singularité. Mais la relecture récente de sa trajectoire, méconnue il y a encore peu, sinon de quelques aficionados, ne trompe pas. Tapié avait l’œil, l’un des meilleurs dans le monde de l’art transatlantique des années cinquante [i]. Formé dans l’orbe du surréalisme, à la croisée du jazz, qu’il pratiquait avec passion, et d’un amour pour la poésie et la peinture, cultivé à la veille de la guerre au sein du groupe Les Réverbères, Tapié fut d’ailleurs l’un des plus zélés promoteurs des œuvres de Dubuffet et Michaux alors que leurs travaux de peinture étaient connus d’un cénacle encore restreint. En mai 1946, il œuvra à la deuxième exposition personnelle du premier chez René Drouin, en contribuant au catalogue de Mirobolus, Macadam et Cie. Deux ans plus tard, dans la même galerie, Tapié mit littéralement en œuvre trois poèmes d’exorcisme du second, réunis sous le titre évocateur et incantatoire Poésie pour pouvoir, en les gravant dans du linoléum en forme d’enluminures. En parallèle, Drouin présentait la première importante exposition des dessins et peintures du poète.
Ce fut auprès de ce galeriste que Tapié allait faire ses armes. Organisée par Drouin et Malraux, l’exposition des « Otages » de Jean Fautrier l’avait sidéré à l’automne 1945. C’est Dubuffet, rencontré quelques mois plus tôt, qui l’y avait emmené. Le peintre de Mirobolus blanc faisait alors figure de mentor pour le jeune contrebassiste. Il lui permit d’écrire, mais surtout de se faire connaître comme critique d’art, puis lui remit les clés du Foyer de l’Art brut à l’hiver 1947-48, dans les sous-sols de la galerie de la place Vendôme. Dès lors, Tapié put développer son talent de regardeur à profit, acquérant la confiance de René Drouin, le conseillant et le confirmant dans ses choix. Le rôle lui siéra à merveille, ensuite auprès de Paul Facchetti, à partir de 1951, puis auprès de Rodolphe Stadler, au milieu des années 1950. Ce travail de conseiller artistique se doubla d’une pratique de mise en exposition originale. Préfigurant la figure du curateur, Michel Tapié organisa des expositions qui firent date. On pense bien sûr à « Véhémences confrontées » présentée chez Nina Dausset en mars 1952 pour laquelle Tapié préfigura, in fine, la figure plus contemporaine du commissaire d’exposition [ii]. Comme l’indique le carton d’invitation et le livret qui accompagnait l’événement, « la confrontation des tendances extrêmes de la peinture non figuratives des États-Unis, d’Italie et de Paris [est] présentée par Michel Tapié ». En parfait imprésario ou réalisateur, il montait les œuvres ensemble, confiant dans l’exercice de son œil et de quelque chose qu’on nomme l’instinct, en se méfiant du trop de contrôle. À ce titre, la rétrospective de l’œuvre de Francis Picabia qu’il présenta avec René Drouin en 1949 rappelle la connaissance fine qu’avait du dadaïsme Tapié, en plus de sa contribution à une meilleure connaissance du mouvement à l’heure de son historicisation. Dans ses textes, les mentions innombrables faites à l’œuvre de Tristan Tzara ou Marcel Duchamp attestent cette filiation clairement revendiquée. Pour lui, « Dada a été la grande coupure [iii]. » Le mouvement entérinait la fin de l’ordre ancien de l’art, et engageait au dépassement. Ces hommages réitérés de Tapié se voulaient ainsi le reflet d’un désir, celui de l’avènement de quelque chose de nouveau, qui puisse rayonner au-delà de Dada, en suite des affres de la guerre. C’est d’ailleurs l’œuvre d’un autre héritier revendiqué du dadaïsme, Dubuffet le Terrible comme il se plaisait à le nommer, qui lui fera écrire qu’à travers elle, « il [lui] a été donné de voir cet autre chose [iv] » qu’il chercha ensuite à définir. C’est en ce sens qu’il aborda les artistes et œuvres de ce que, le premier, il qualifia d’informel.
Ce terme d’informel, trop ouvert de l’aveu même de son auteur, était motivé par l’éclosion de productions artistiques qui ne ressemblaient en rien à celles qui les avaient précédées. Qu’a donc vu là Michel Tapié ? Le matiérisme excessif, presque obséquieux de Fautrier et Dubuffet mettait en péril la notion classique de forme, déjà malmenée par l’opération cubiste et l’action dadaïste. Partir de l’informe devenait un credo doublé d’une méthode redoutable où le corps se donnait indirectement à voir. Sous couvert de commémoration de l’indicible de la guerre (Fautrier) ou de provocation légitime face à un ordre culturel à récuser à tout prix (Dubuffet), ces peintres minaient les bases même de la peinture en refusant la grille et en affirmant la matière picturale et le geste qui l’agit. De nouveaux espaces s’ouvraient. Ceux-ci convoquaient l’haptique, là où se conjuguent tactilité et mouvement. Et que partagent les manières de Wols, Mathieu, Hartung, Soulages ou Riopelle, sinon cette possibilité pour celui qui les voit, les regarde, les scrute, de ressentir en soi les gestes et rythmes qu’imprimèrent ces artistes sur la surface de la toile ? Dubuffet écrivait en 1945 que la condition de l’œuvre réussie, inventive et puissante résidait en ceci : que le spectateur, qu’il nommait l’usager du tableau, pût être en mesure de le re-agir [v]. On ne doute pas que Tapié ait bien souvent re-agi les tableaux de ceux qu’il aimait défendre et montrer. Et s’il est quelque chose d’informel, tel qu’il l’écrit, ce n’est pas tant dans l’absence de forme (la toile est saturée d’une forme renouvelée en profondeur) qu’elle réside, mais dans l’impossibilité de bien dire ces œuvres, c’est-à-dire de les décrire avec les moyens habituels de la critique [vi]. L’étonnement que suscitaient et suscitent encore ces peintres tient à une forme de suspension du jugement que leurs œuvres provoquent. Le silence le dispute à la sidération en face à cette superposition de gestes et de temporalités qui, chez Fautrier, Wols, Soulages ou Hartung, brouille ce qu’on considérait alors comme l’un des devoirs de l’artiste : privilégier la lisibilité via une facture lisse. Non pas que ces œuvres soient illisibles au sens de la confusion, bien au contraire, mais parce qu’en elles s’ouvrait violemment quelque chose, une déchirure donnant à voir cet espace autre que Tapié sut reconnaître.
Tout ce travail d’arpenteur de la sensibilité nouvelle d’après-guerre, dont Michel Tapié fut l’un des artisans majeurs, se doublait d’une recherche de talents qui fussent à même d’ouvrir cet espace, ou plutôt ces espaces. Une fois reconnus, Tapié les confrontait. Là aussi, le lexique dont il usait est un indice de son goût, celui de la véhémence notamment. L’exposition « Véhémences confrontées » acte cette vivacité extrême, cette énergie passionnée que transmettaient les œuvres mises en regard. Elle témoigne aussi d’une volonté d’internationalisation méfiante des rivalités nationalistes, et paradoxalement fascinée par les États-Unis. Tapié connaissait la scène américaine par l’intermédiaire de Georges Mathieu et Alfonso Ossorio que Dubuffet lui avait présenté. Montées coup sur coup en mars 1952, « Véhémences confrontées » et l’exposition des œuvres de Jackson Pollock que Tapié présenta chez Paul Facchetti actaient une audacieuse ouverture aux innovations de l’expressionnisme abstrait américain. Peu de Parisiens, encore moins de Français la partageaient alors. Surtout, ces expositions tentaient de circonscrire une communauté de l’informel qui couvrît les deux rives de l’Atlantique. Les articles rédigés plus tard pour Georges Mathieu à destination de la luxueuse revue transatlantique The United States Lines Paris Review, affirment sa connaissance de ce qui se déroulait à New York. Sans doute, se manifeste là son goût de l’aventure évoqué plus haut qui le conduira, à l’évidence, au Japon.
C’est après avoir lu les bulletins de Gutaï, communiqués par les peintres japonais vivant à Paris, Domoto et Imaï qu’il s’y rend pour la première fois, en 1957, en compagnie de Georges Mathieu. L’aventure est ici découverte, mise en échos, confrontation, toujours, mais aussi confirmation. Car la rencontre avec les artistes de Gutaï, les liens se renforçant au fil des voyages qui suivront, semble valider une intuition profonde de Tapié : l’art est fruit de son époque et des affinités artistiques des plus étroites peuvent se tisser entre, par exemple, le travail de Pierre Soulages et celui de Kazuo Shiraga, d’un point à l’autre du monde humain. Bien que puisant à des sources culturelles différentes, cette proximité formelle des œuvres remplissait une exigence affirmée dans Un art autre : « J’ai recherché, plus proprement dans le domaine dit artistique, la compagnie d’œuvres uniquement choisies pour leur haut degré de magicité, tout autre qualité artistique ne s’excusant qu’en fonction de sa contribution à ce rendement magique optimum [vii]. » Obscure « magicité », difficile à appréhender, on en convient, mais expression qui affirme, à nouveau, l’effet étrange que produisaient ces œuvres sur ceux qui assistèrent à leur émergence. Opération magique en somme où ce qui est offert au regard ne représente pas, mais fait éprouver quelque chose au corps et à l’âme de manière concrète (Gutaï ne se traduit-il pas, justement, par la notion de « concret » ?), au-delà de la barrière de la langue et qui, aujourd’hui, continue d’opérer.
Confrontation rime avec goût du danger, aventure avec prise de risque. Tapié en était conscient, conscient aussi de l’exercice de son propre œil et de sa valeur esthétique et historique, indubitable plus de soixante ans après. En 1961, de retour du pays du Soleil levant et en préface d’un ouvrage consacré à l’avant-garde japonaise, conçu avec son homologue nippon Tôre Haga, Tapié écrivait de manière assurée et, a posteriori, juste : « une certaine critique d’art japonaise, généralement rattachée d’ailleurs aux organisations internationales de critiques d’art (sic), se formalisera de voisinages de grands noms traditionnels qu’ils refusent de garder sous l’angle authentique de la qualité artistique avec ceux d’une avant-garde qui jusqu’à ces derniers mois n’était pas reconnue parce qu’elle ne jouait pas le jeu de leur avant-garde : à ceux-là je donne rendez-vous dans quelques années, comme je l’avais fait avec leurs homologues occidentaux il y a quelque dix ans [viii]. »
Baptiste Brun
Docteur en histoire de l’art
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[i] Voir en particulier Juliette Evezard, « « Un art autre » : le rêve de Michel Tapié de Céleyran, il profeta de l’art informel (1937-1987) : une nouvelle forme du système marchand – critique », thèse soutenue le 16 janv. 2015 sous la dir. de Th. Dufrêne, Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, à paraître.
[ii] Astrid Handa-Gagnard, « Art autre, informel et internationalisation », in Un art autre ? Artistes autour de Michel Tapié, une exposition, Christie’s Paris, 31 janv.-29 fév. 2012, Paris, Christie’s, 2012, p. 34 sq.
[iii] Michel Tapié, Un art autre. Où il s’agit de nouveaux dévidages du réel, Paris, Gabriel-Giraud et fils, 1952, n.p.
[iv] M. Tapié, Un art autre…, op. cit.. Voir aussi ibid. « Dubuffet, the Terrible », New Post, nov. 1950 ; repris dans Paintings by Jean Dubuffet, Pierre Matisse Gallery, 9 janvier-3 février 1951, New York, Pierre Matisse, 1951.
[v] Jean Dubuffet, « Notes pour les fins lettrés », Prospectus aux amateurs de tout genre, Paris, Gallimard, 1946, p. 75.
[vi] Il est ici incontournable de renvoyer à Hubert Damisch, « L’informel » [1970], Fenêtre jaune cadmium, Paris, Seuil, 1984, p. 131.
[vii] M. Tapié, Un art autre…, op. cit.
[viii] M. Tapié, Tôre Haga, Continuité et avant-garde au Japon, Turin, Edizioni d’Arte Fretelli Pozzo, 1961.