Marcel

Au terme d’une longue enquête que j’avais initiée en 2011, mon Frère Michaël a réalisé un documentaire consacré à mon Père et à celle qui l’aura conduit avec sa sœur en zone libre en 1942, et dont je n’ai découvert l’existence et la destinée tragique que près de 70 ans plus tard.

Ce film, intitulé « la Passeuse des Aubrais », a remporté sa sélection au 27ème Festival International du Film d’Histoire (Pessac, 14 – 21 novembre 2016) dans la catégorie des documentaires inédits et a été doublement récompensé à ce titre par le Prix du jury professionnel et par le Prix des jeunes journalistes.

Il sera diffusé sur Arte le mardi 13 juin 2017 à 22h55.

Voici les circonstances particulières dans lesquelles j’ai été amené à découvrir l’existence et à rencontrer cette femme hors du commun, Thérèse Léopold :

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Un soir d’avril 2011…

A ce moment-là, je ne me souviens plus s’il était à l’Hôpital Américain en gastroentérologie, à Foch en neurologie, ou à Saint-Antoine en orthopédie, mais ce qui est certain est que mon Père avait entamé sa longue agonie depuis quelques mois déjà. Elle devait s’achever le 29 décembre de la même année. J’étais au lit, et il devait être 21h00 quand le téléphone sonna. Marcel Sztejnberg ! Je le connais depuis toujours. Un vieux de la vieille du monde englouti des « schmates ». Outre mon accent parigot, j’ai en commun avec lui, d’être allé à la même école maternelle, au 6 de la rue Paul-Dubois, dans le 3e arrondissement, d’avoir frayé à « Répu » toute ma vie, et d’adhérer à l’association « Mémoires du Convoi 6 ». A la différence de Marcel, je n’ai pas fondé cette association, je ne suis pas né en Pologne, n’ai pas été raflé avec mes parents en juillet 1942, et n’ai pas survécu, seul, à ce qui s’ensuivra !

Marcel lit tout ce qui s’écrit sur la Shoah. Pour le moins ! Car je ne sais pas combien de lecteurs aura recruté Yves Lecouturier[i] pour son très bel ouvrage « Les Juifs en Normandie (1940-1945)[ii] », mais n’y en aurait-il eu qu’un que c’eut été Marcel !

« Page 183 », me dit-il, « on parle de ton père ! »

J’achète, et je lis : « Sœur du résistant calvadosien Henri Dobert, aujourd’hui installée à Houlgate, Thérèse Léopold est également engagée dans la Résistance à Paris : « Grâce à un cheminot, je faisais passer des enfants juifs en zone libre. » C’est le cas pour Bernard et Jeannette Prazan qu’elle convoie jusque dans les Pyrénées en juillet 1942. Dénoncée, elle est arrêtée pour aide et protection des Juifs et incarcérée au fort de Romainville. D’abord déportée au camp d’Auschwitz-Birkenau, elle rejoint celui de Ravensbrück. »

!!!!!!!!!!!!!!

5 ans plus tôt, le 18 mai 2006 : Ce jour-là, mon Père (Bernard, donc !), enregistre à l’INA[iii] un entretien pour la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Aux questions de Catherine Bernstein qui l’interroge sur les circonstances dans lesquelles il avait échappé avec sa sœur (Jeannette, donc !) aux rafles de la police française à l’été 1942, il répond ce qu’il nous avait invariablement dit, à mon Frère et à moi, soit en substance : « ma tante (Gisèle, NDR), veuve de prisonnier de guerre français, naturalisée française (et à ce titre, à ce moment-là, exceptionnellement exemptée d’holocauste, NDR), nous avait confiés à une dame. Celle-ci, membre d’un réseau de faux résistants (comprendre d’un réseau de vrais collabos), était partie pour nous livrer à la Gestapo. Mais, arrivée à la dernière gare avant la zone libre, elle avait eu pitié de nous, comme je l’ai lu dans son regard qui depuis ne m’a jamais plus quitté, et nous avait conduits auprès de notre oncle, réfugié (provisoirement ! NDR) dans les Pyrénées».

Retour au livre d’Yves Lecouturier. Cette dame – dont mon Père ne nous avait jamais dit qui elle était, et dont il nous avait affirmé n’avoir jamais plus eu de ses nouvelles – a un nom. Elle s’appelle Thérèse Léopold. Elle aurait payé son aide aux juifs du prix de la déportation. En avril 2011, le livre est paru quelques semaines auparavant[iv]. A la date de cette parution, Thérèse Léopold est vivante. Et elle habite Houlgate …

 

 

La voilà, Madame Léopold ! Le 24 avril 2011, à Houlgate justement ! Aux bras d’un monsieur médaillé. Elle rend hommage à son Frère[v].

Yves Lecouturier, que je contacte à Caen, m’indique au téléphone les références d’un autre ouvrage, « Résistance au Féminin[vi] ». Je ne saurai jamais assez le remercier. J’y lis l’histoire de Madame Léopold.

Elle est née Gady, a épousé un Monsieur Lamboy en premières noces, puis un Monsieur Léopold en secondes. Effectivement sœur du résistant Henri Dobert, qui sera fusillé en 1943, et dont une rue d’Houlgate porte le nom, elle vit à Paris en 1942. Arrêtée chez elle (fin juillet 1942 ?, NDR) après avoir été dénoncée pour « aide et protection des juifs », elle est conduite à Orléans, puis à la prison du fort militaire de Romainville (en septembre 1942 ?, NDR) d’où elle est déportée via Compiègne à Auschwitz-Birkenau par le convoi dit des 31.000[vii] (série des numéros tatoués à l’arrivée) le 24 janvier 1943 avec de nombreuses femmes communistes dont Charlotte Delbo, Danielle Casanova, Marie-Claude Vaillant-Couturier ou Maï Politzer.

 

Thérèse à son arrivée à Auschwitz, matricule 31.800

 

J’apprendrai plus tard que Danielle Casanova, morte du typhus le 9 mai 1943, est décédée sous ses yeux.

 

Boris Taslitzky[viii]La mort de Danielle Casanova, 1949, huile sur toile, 81 x 130 cm

 

Le 9 août 1944, elle est transférée avec les autres survivantes du convoi à Ravensbrück. Puis, à Mauthausen, le 27 janvier 1945. A sa libération le 22 avril 1945, Thérèse, qui a échappé à plusieurs sélections, fait partie des 49 rescapées du convoi des 31.000 qui ont survécu à leur déportation, soit un taux de mortalité de 79%[ix] qui en dit long – j’aurai l’occasion de le vérifier – sur la vitalité et la détermination de cette femme.

De mon Père, qui avait 6 ans et demi au moment de sa fuite en zone dite libre, ou de cette femme, l’un des deux ment (Madame Léopold ?), ou se trompe (mon Père ?). Je sais – pour avoir toujours su – que Régine Zajakowski, la cousine de mon Père, avait été prise en charge par le même réseau de « résistants ». Concomitamment, selon la version de mon Père, peu de temps auparavant, selon Thérèse (ce hiatus étant sans doute l’une des clés qui m’échappent encore à ce jour pour tenter de discerner le vrai entre leurs versions respectives). Ce qui est certain en revanche est que tout ce qui était resté d’elle que l’on aura jamais plus revue depuis son arrestation à Orléans, son transfèrement à Drancy et sa déportation à Auschwitz, était une lettre, toute froissée de l’assèchement de ses larmes, et adressée à la tante Gisèle.

Par acquis de conscience, je me rapproche de mon Père à qui je fais part de ma stupéfiante découverte. Sur son lit de la clinique des Buttes Chaumont d’où il ne bouge plus depuis des semaines, il ne se souvient pas de l’identité de Thérèse qu’il dit n’avoir jamais revue depuis le voyage de l’été 1942, dont il m’affirme avoir totalement ignoré le destin, et dont il me décrit une nouvelle fois, avec la plus extrême précision, le regard empreint de remords qu’elle lui lança, à lui plus spécifiquement qu’à sa sœur, sur le quai de la gare à la descente du train. J’apprendrai plus tard qu’il s’agissait de la gare des Aubrais, aux faubourgs d’Orléans.

Thérèse a maintenant 93 ans ! A cet âge, que subsiste-t-il de sa mémoire ? Comment interroger une femme à qui – quelles que puissent avoir été ses turpitudes – mon Père doit sa survie ? En ai-je seulement le droit ? Comment lui opposer les souvenirs cruels d’un homme, au bout de son existence, qui avait à peine atteint l’âge de raison au moment des faits, quand bien même les circonstances seraient de nature à l’avoir alors projeté tout soudain dans la plus mature des adolescences ?

Je veux la rencontrer.

Je décide deux choses :

1. Après avoir trouvé les coordonnées de Thérèse Léopold, je rentre en contact avec la dame qui veille sur ses vieux jours. Annie Engelmann. Un miracle d’intelligence de la situation et de psychologie du personnage. Celle que je joins alors par téléphone me décrit une femme parfaitement lucide, à la force de caractère hors du commun, déterminée s’il en est. Je perçois à travers ses mots cette part d’ombre à laquelle elle me renvoie sans jamais la relier à un passé qu’elle n’a pas vécu, et qu’elle s’interdit d’attester. Par son érudition, le français qui est le sien porte la justesse d’une introspection dont j’ai la certitude qu’elle y travaille de longue date, au contact et au sujet de Thérèse, précisément. Je lui livre mon trouble relatif aux versions divergentes, mon souhait de vérité malgré l’impossible confrontation – mon Père venant de décéder -, ma crainte – enfin et surtout – que le surgissement brutal du passé ne soit pas compatible avec son grand âge. Rassuré par Annie sur ce dernier point, j’insiste malgré tout pour que ma visite soit précédée du visionnage par Thérèse du témoignage enregistré de mon Père à l’INA, et lui en adresse le DVD le 16 février 2012.

2. Parallèlement, sur les conseils de mon Frère, je missionne Christiane Ratiney, sa fidèle collaboratrice, excellente documentaliste et enquêtrice, en vue de rassembler toutes informations pertinentes afférentes à Thérèse Adrienne Gady, épouse Lamboy et par suite Léopold, née le 25 juillet 1918 à Saint-Pierre-Azif, Calvados ! Du 14 avril 2012 au 17 janvier 2013, en 9 mois de recherches, elle aura rassemblé la matière de base dans laquelle mon Frère puisera et qu’il complètera pour réaliser son film sur le sujet, « La passeuse des Aubrais »[x]. De l’exhumation de ces archives, je découvrirai notamment le rôle clé tenu par un personnage de la pire engeance, Pierre Lussac, repris de justice, escroc, passeur de juifs aux tarifs usuraires, collabo gestapiste, bourreau de résistants et auteur de terribles exactions, dénonciateur tant de la cousine Régine que de Madame Léopold, jugé et condamné à mort en juillet 1946, fusillé le 28 novembre 1946.

J’ai finalement rencontré Thérèse Léopold, dans sa maison d’Houlgate, avec ma famille, le samedi 21 juillet 2012, non sans avoir au préalable visionné les deux heures d’interview que mon Frère aura réalisées d’elle au mois de mai précédent et qui, là encore, serviront de base à « La passeuse des Aubrais ».

3 heures durant, je me suis accroché à chacun de ses mots – mâtinant la belle langue des anciens et le vocabulaire cru hérité des camps -, ai scruté la moindre de ses expressions, décomposé le plus imperceptible de ses changements de posture, tenté de pénétrer toute la rugosité de son être, tâté de sa détermination sans faille, oscillé entre la certitude que mes filles et moi lui devons la vie et le vertige du doute sur les circonstances. Je me souviens qu’au moment de nous séparer, elle a tiré de son portefeuille sans âge un petit morceau de papier plié en deux. La feuille était plus vieille que moi. Y était inscrit d’une écriture souple et académique le nom de mon Père : Bernard Prazan.

J’ai appris le décès de Thérèse Léopold le 11 décembre 2012.

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[i] Titulaire d’une maîtrise d’histoire contemporaine à l’Université de Caen et d’un DESS d’Economie des Télécommunications à l’Université Paris-Dauphine, Yves Lecouturier est chercheur associé au Centre de Recherche d’Histoire Quantitative de l’Université de Caen et membre de la Société d’histoire de la Poste et de France Télécom en Basse-Normandie

[ii] Editions Ouest-France

[iii] Institut National de l’Audiovisuel

[iv] 15 février 2015

[v] Henri Dobert, né le 31 janvier 1915 à Dives-sur-Mer (Calvados). Membre du réseau Buckmaster Jean-Marie, il organisa avec René Capron un attentat contre un collaborateur notoire au mois de septembre 1943. L’échec de cette tentative leur valut d’être arrêtés par la police française et la Sipo-SD le 6 septembre 1941 à Trouville-sur-Mer (Calvados). Mais ils parvinrent à s’échapper de la voiture de la police, en abattant l’homme chargé de les garder. Quelques semaines plus tard, au mois de novembre, alors qu’une vaste rafle s’abattit sur le réseau, ils furent pris à Paris, internés à la prison de Rouen et condamnés à mort, le 10 novembre 1943, par le tribunal militaire allemand de Rouen (FK 517). Henri Dobert et Roland Bloch ont été fusillés le 9 décembre 1943 au stand de tir du Madrillet, à Grand-Quevilly (Seine-Inférieure, Seine-Maritime), comme l’avaient déjà été avant eux six de leurs camarades. Il fut homologué sous-lieutenant à titre posthume et déclaré « Mort pour la France » en février 1945. SOURCES : DAVCC, Caen (Notes Thomas Pouty, Delphine Leneveu), dossier 21P444113 et 21P121844. – Jean Quellien (sous la dir.), Livre mémorial des victimes du nazisme dans le Calvados, op. cit.

[vi] Résistance au féminin, sous l’occupation en Normandie / éd. par les élèves et l’équipe pédagogique du Collège Paul Verlaine d’Evrecy, Edition Cahiers du temps, DL 2008

[vii] Ce transport, composé 230 femmes, est le seul convoi de résistantes à avoir été dirigé vers Auschwitz-Birkenau. Les autres femmes déportées par mesure de répression étaient envoyées à Ravensbrück. Sur ces 230 femmes, 85% d’entre elles étaient des résistantes : 119 étaient communistes ou proches du PCF et appartenaient au Front national pour la liberté et l’indépendance de la France. Quelques-unes avaient eu des responsabilités importantes comme Danielle Casanova et Marie-Claude Vaillant-Couturier. 45 étaient en outre des veuves de fusillés telles Charlotte Delbo, Marie (Maï) Politzer, Hélène Solomon. Quelques-unes étaient des parentes de déportés du convoi du 6 juillet 1942 ou de celui du 24 janvier 1943 destiné à Sachsenhausen. Tandis que quelques-unes étaient des résistantes isolées. A leur arrivée à Birkenau, le 27 janvier, ces femmes entrent dans le camp en chantant La Marseillaise. Elles sont immatriculées dans la série des « 31.000 » entre les numéros 31.625 et 31.854

[viii] Arrêté en 1941, puis interné à partir de 1943, à Saint-Sulpice-la-Pointe, dans le Tarn, Boris Taslitzky peint de grandes fresques d’inspiration révolutionnaire sur les baraquements du camp. Déporté à Buchenwald, il dessine plus de deux cents croquis : l’album sera publié grâce à Aragon, en 1946, sous le titre Cent Onze Dessins faits à Buchenwald. (…) L’engagement politique de Boris Taslitzky, proche de Pignon, Fougeron et Gruber, est indissociable de sa peinture, s’inspirant des références classiques de la peinture d’histoire : il rapproche la Mort de Danielle Casanova, résistante héroïsée, d’une descente de croix (…) En 1971, il est nommé professeur à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs et en 1997, il est fait officier de la Légion d’honneur au titre de la Résistance et de la déportation.” Elisabeth LEBOVICI – Libération/culture, 12 décembre 2005

[ix] Chiffre particulièrement élevé pour des déportées de répression

[x] Une coproduction INA et Arte France, avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah

Les Français dans la mondialisation !

Si, au-delà de ma personne, ma nomination au conseil d’administration (Board of Trustees) de TEFAF (The European Fine Art Foundation), instance stratégique et de supervision de l’institution en charge notamment de l’organisation de TEFAF (The European Fine Art Fair) à Maastricht et New York, honore le travail que la galerie me permet d’effectuer, elle a pour moi surtout le mérite de démontrer qu’être français dans un environnement aussi mondialisé, concurrentiel et largement dominé par mes confrères anglo-saxons que le marché de l’art n’est pas, contrairement aux idées reçues, rédhibitoire.

Bien plus significativement, Christie’s n’appartient-elle pas à Monsieur Pinault ? N’est-elle pas dirigée par Guillaume Cerutti, tous deux français ? Les galeries françaises sont-elles sous-représentées à Art Basel ou Frieze ? La Fiac n’est-elle pas (re-)devenue une référence dans son domaine ? Les musées de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg et Pouchkine de Moscou n’ont-ils pas choisi une fondation française, Louis Vuitton en l’occurrence, pour projeter Chtchoukine hors leurs murs ?

En réalité, le marché de l’art et celui de la culture sont affaires de marques. Et s’il est bien un domaine dans lequel les Français ont l’expérience et la légitimité pour démontrer de leur savoir-faire, c’est bien celui des marques. Et je n’ai pas pour ma part connaissance d’un autre terrain de jeu que celui du monde entier, globalisé, et donc ouvert mais exigeant, qui puisse permettre à qui en a la chance et l’ambition d’imposer sa marque.

En tous cas, certainement pas le repli sur soi !

Le Marché de l’Art, ça vous intéresse ?

Si l’on rapportait l’intérêt cumulé pour la culture tel qu’exprimé par les candidats à l’élection présidentielle au nombre qu’ils sont, on obtiendrait une donnée tangentielle au zéro !

Si une centrifugeuse particulièrement avancée technologiquement permettait d’extraire de cet intérêt pour la culture celui spécifique pour les biens culturels et leur marché, les connaissances actuelles en matière de géométrie, de mécanique ou de physique ne permettraient sans doute pas de résoudre l’équation…

Pourtant, selon les estimations de Clare McAndrew dans The Art Market 2017 commandé à Arts Economics par Art Basel et UBS, le marché de l’art aurait représenté un chiffre d’affaires mondial de 56,6 milliards de dollars en 2016 (en baisse de 11% par rapport à 2015) pour plus de 36 millions de transactions. La France y occuperait une place non négligeable, en l’occurrence la 4ème, avec une part de marché estimée à 7% (environ 4 milliards de dollars), mais très loin derrière les Etats-Unis (40%), le Royaume-Uni (21%), et la Chine (20%). Par ailleurs, et contrairement aux idées reçues, la part des transactions réalisées en privé (57%) – galeristes et marchands, essentiellement – serait largement supérieure à celle réalisée en ventes publiques (43%).

En 2013, Clare avait estimé dans un rapport commandé par le Comité Professionnel des Galeries d’Art et le Syndicat National des Antiquaires que le marché de l’art employait directement 52.500 personnes en France. Elle indiquait que les entreprises du marché de l’art faisaient appel aux services et aux prestations de professions annexes pour un montant de 645 millions d’euros correspondant à environ 8.650 emplois. Enfin, elle assurait que le marché de l’art contribuait de manière incontestable à la vitalité de l’économie du secteur touristique français (environ 80 milliards d’euros).

Aussi, et même si cela n’est pas au rang des premières priorités – dans les circonstances actuelles, j’en ai bien conscience -, je me permets de récapituler quelques mesures de soutien sectoriel que j’ai eu l’occasion de présenter à différentes occasions et devant différents auditoires :

  1. Instauration d’une provision pour constitution de stocks d’œuvres et objets d’art, de collection ou d’antiquité :

Buts recherchés :

  • Incitation à l’investissement en stock ;
  • Renforcement des fonds propres des diffuseurs ;
  • Renforcement des ressources des Artistes plasticiens ;
  • Soutien à l’économie nationale des biens culturels dans un contexte concurrentiel défavorable à la France depuis plusieurs années ;
  • Augmentation des recettes fiscales induites en termes de TVA et d’IS principalement par effet multiplicateur d’activité.

Description :

  • Le dispositif permet l’amortissement linéaire sur trois ans des achats d’objets d’art, de collection ou d’antiquité (tels que définis à l’article 98 A de l’annexe III du CGI) intervenus au cours d’un exercice quelconque et non vendus au jour de la clôture dudit exercice ;
  • Le bénéfice de cette mesure est subordonné à la condition qu’un montant au moins équivalent à la provision correspondante soit consacré à l’achat de nouveaux stocks au cours de l’exercice suivant ;
  • Au cas où le montant consacré à ces achats serait inférieur à la provision, celle-ci serait reprise à due concurrence de la différence ;
  • Le prix d’achat initial demeure la base de référence pour le calcul de la TVA sur la marge.

Illustration :

  • Tout ce qu’un marchand, galeriste ou antiquaire aura acheté sur un an et qui n’aura pas été vendu à la date de clôture de l’exercice (disons 120) pourra bénéficier d’un amortissement automatique linéaire sur 3 ans (40 / 40 / 40) ;
  • La condition est que ce diffuseur consacre l’année suivante au moins la même somme au réinvestissement dans son stock que celle provisionnée l’année précédente (40 donc) ;
  • La provision génère pour ceux qui payent de l’impôt sur les sociétés un surcroît de trésorerie égal à [40 x (33 1/3 %)] = 13,33 ;
  • Pour l’état, le manque à gagner en impôt n’est au pire que reporté dans le temps [puisqu’un stock qui aurait été entièrement provisionné (disons 120) générerait une marge commerciale (taxable à l’IS nette de charges) égale à son prix de vente], et au mieux plus que compensé par l’effet multiplicateur du réinvestissement.
  1. Fin du principe d’inaliénabilité des collections publiques :

La faculté pour une institution, qu’elle soit publique ou privée, nationale ou locale, de se pencher sur son inventaire pour, dans le cadre d’un processus parfaitement balisé et encadré, sous le contrôle des conservateurs, se dessaisir à terme d’un certain nombre d’œuvres d’art éventuellement redondantes ne comporte pour moi que des avantages :

  • générer de la trésorerie afin de permettre à un musée de demeurer un acteur puissant du marché, indépendant dans ses choix et, à ce titre, maître de son destin ;
  • participer activement à la marche de l’Histoire qui, en matière d’art comme en toute autre, ne peut demeurer figée dès lors qu’est bien entendu réaffirmé le préalable du discernement des fondamentaux du passé ;
  • agir en tant qu’agent économique de plein exercice et, par le fait même, concourir de façon déterminante à un écosystème de la culture au sein duquel il s’avère de plus en plus illusoire de tenter de dissimuler les échanges marchands sous le voile transparent de la pudeur ;
  • nourrir la demande effective des collectionneurs confrontés à la raréfaction, et contribuer au soutien des acteurs intermédiaires que sont les diffuseurs, non sans générer au passage des recettes publiques.
  1. Extension aux successions des dispositions de l’article 776 II du CGI, soit ramener à 60% maximum de leur valeur d’assurance la base imposable des œuvres d’art (pour tenir compte des frais d’intermédiation, des droits et taxes à la revente), comme c’est déjà le cas pour les donations entre vifs ;
  1. Assouplissement des conditions de circulation des biens culturels par l’extension de 50 à 70 ans du seuil d’âge et le doublement des seuils en valeur pour les œuvres et objets nécessitant pour quitter le territoire national la délivrance d’un passeport (certificat pour un bien culturel).

Voilà !

Deaccessioning (Suite): extrait de la Newsletter d’Art Media Agency

Le rapport annuel du MoMA publie la liste des œuvres ayant été acquises durant l’année fiscale écoulée. Celle-ci, publique, offre des éclairages intéressants pour celui qui est prêt à balayer les quasi – 100 pages d’inventaire en corps 8 ! On apprend néanmoins que plus de 1.000 œuvres ont été acquises par le département d’architecture et de design (184 pour l’architecture, 848 pour le design). Celui des gravures et dessins s’est lui vu enrichi de 250 œuvres sur papier. Celui dédié au Medias et Performances accueille lui 135 nouvelles créations. Une cinquantaine de pièces complètent le département Peinture et Sculptures et plus de 400 celui de Photographie.

Tout ceci n’inclut pas les promesses de dons, très nombreuses également.

27 oeuvres ont par contre quitté les collections de l’institution new-yorkaise dont 3 Toulouse-Lautrec, 2 Redon, 2 Henry Moore, 1 Renoir, 1 Picasso, 1 Dubuffet, 1 Miró, 1 Masson ou encore 1 Bourgeois.

Newsletter n° 273 – Art Media Agency – 3 février 2017

Deaccessioning !

Aliénation ? Cession ? Arbitrage ? Oui, mais non ! En tous cas, pas seulement… En fait, je ne suis pas même certain qu’il existe en français un terme qui traduise au fond le sens de « deaccessioning ».

C’est dire à quel tabou il renvoie !

Je ne suis pas de ceux qui pensent que l’herbe est forcément plus verte ailleurs. Au contraire. Et si je connais les contraintes qui pèsent sur notre pays, elles ne font que renforcer mon profond attachement pour lui qui, globalement, réussit, cahin-caha, malgré tout et surtout malgré elles.

Mais en l’espèce, la faculté pour une institution, qu’elle soit publique ou privée, nationale ou locale, de se pencher sur son inventaire pour, dans le cadre d’un processus parfaitement balisé et encadré, se dessaisir à terme d’un certain nombre d’œuvres d’art éventuellement redondantes ne comporte pour moi que des avantages :

  1. générer de la trésorerie afin de permettre à un musée de demeurer un acteur puissant du marché, indépendant dans ses choix et, à ce titre, maître de son destin ;
  2. participer activement à la marche de l’Histoire qui, en matière d’art comme en toute autre, ne peut demeurer figée dès lors qu’est bien entendu réaffirmé le préalable du discernement des fondamentaux du passé ;
  3. agir en tant qu’agent économique de plein exercice et, par le fait même, concourir de façon déterminante à un écosystème de la culture au sein duquel il s’avère de plus en plus illusoire de tenter de dissimuler les échanges marchands sous le voile transparent de la pudeur ;
  4. nourrir la demande effective des collectionneurs confrontés à la raréfaction, et contribuer au soutien des acteurs intermédiaires que sont les diffuseurs, non sans générer au passage des recettes publiques.

En aval du processus de décision quant aux peintures choisies pour la « désaccession » (1), le contrat par lequel deux peintures sont confiées à la vente par le MoMA à Applicat-Prazan a fait l’objet de discussions et d’ajustements pesés au trébuchet avant de se concrétiser.

Qui peut penser qu’une institution comme celle-ci, parmi les mieux dotées et les plus prestigieuses du monde, agirait à la légère ?

Pourquoi les équipes de conservation, à mon sens les seules habilitées, ne seraient-elles pas en mesure de prendre position sur la composition et l’évolution de leur inventaire ? Elles sont déjà beaucoup plus que de simples acteurs passifs. Au sein de l’institution, certes elles conservent et étudient, mais aussi – et peut-être surtout – elles programment, scénographient, exposent, promeuvent, sensibilisent, partagent, transmettent, et… Acquièrent ! Pourquoi ne seraient-elles pas en mesure d’arbitrer ?

Pour ma part, si je suis fier de la confiance qui est témoignée à la galerie par le MoMA, je suis surtout soucieux de nous en montrer dignes, et heureux pour celles et ceux parmi nos clients qui, en nous en donnant les moyens, verront entrer dans leur collection une ou deux perles de choix !

(1) Anglicisme néologique par défaut qui n’honore pas son publiciste.

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Alienation? Transfer? Arbitration? Yes, but no! In any case, not only… In fact, I am not even sure that a term exists in French that translates in depth the meaning of “deaccessioning”.

Which shows just how much of a taboo it reflects!

I am not someone who believes that the grass is always greener elsewhere. On the contrary. And although I am aware of the constraints weighing on our country, they only reinforce my deep affection for he who, on the whole, manages, albeit with difficulty, to succeed in spite of everything and, above all, in spite of these constraints.

But, in the case in point, the ability of an institution, be it public or private, national or local, to study its inventory in order to, within the context of a perfectly circumscribed and controlled process, eventually part with a certain number of possibly superfluous works of art, only has advantages as far as I am concerned:

  1. to generate income in order to allow a museum to remain a strong market player, independent in its choices and, in this capacity, master of its destiny;
  2. to actively participate in the march of History, which, in terms of art as in all else, cannot be static, so long as the preconditions of discernment of the fundamentals of the past have, of course, been reasserted;
  3. to act as a fully functional economic agent and, by this very fact, to compete in a decisive way in a cultural ecosystem within which it transpires that it is increasingly unrealistic to try to conceal commercial trade behind the veil of discretion;
  4. to provide for the real demand of collectors confronted by scarcity, and contribute to supporting intermediary actors, which is what distributors are, while also generating public revenue along the way.

After the decision process regarding the works chosen for deaccessioning was completed, the contract, by which two paintings have been entrusted to Applicat-Prazan for sale by the MoMA, was the subject of meticulous discussions and adjustments before it took concrete shape.

Who could believe that an institution such as this, among the best endowed and the most prestigious in the world, would act lightly?

Why would the conservation staff, the only people who should be empowered, not be able to take a stand on the composition and progress of their inventory? They are already much more than just static proxies. Within the institution, they not only preserve and study, but also – maybe above all – they program, design, exhibit, promote, raise awareness, share, educate, and … acquire! Why would they not be able to deaccession?

For my part, although the trust placed in the gallery by the MoMA is a source of pride, I am above all concerned with proving we are worthy of it, and am delighted for those among our clients who, by giving us the means, will see one or two choice gems become part of their collections!

La Passeuse des Aubrais remporte sa sélection au Festival International du Film d’Histoire

Je vous informais il y a quelques jours de la sélection au 27ème Festival International du Film d’Histoire (Pessac, 14 – 21 novembre 2016) du documentaire que mon frère a réalisé sur un épisode de la vie de mon père pendant la seconde guerre mondiale, et sur la femme que j’avais retrouvée près de 70 ans après qu’elle l’avait conduit en zone libre, Madame Thérèse Léopold, et dont j’avais jusque-là ignoré l’existence et le destin tragique.

Au terme de ce festival, La Passeuse des Aubrais a remporté sa sélection (catégorie des documentaires inédits) et a été doublement récompensé à ce titre par le Prix du jury professionnel et par le Prix des jeunes journalistes.

Sur les traces de “La Passeuse des Aubrais”, de l’Occupation à nos jours

Au terme d’une longue enquête que j’ai initiée en 2011, mon Frère Michaël a réalisé un documentaire consacré à mon Père et à celle qui l’aura conduit avec sa sœur en zone libre en 1942, et dont je n’ai découvert l’existence et la destinée tragique que près de 70 ans plus tard: Madame Thérèse Léopold.

Je publierai ultérieurement les circonstances particulières dans lesquelles j’ai été amené à découvrir son existence.

Dans l’attente, je me permets de vous transmettre ci-dessous l’article écrit par François Ekchajzer dans Télérama (télérama.fr le 17/11/2016) au sujet de ce film qui sera diffusé en avant-première au Festival international du film d’histoire de Pessac avant sa programmation sur Arte en 2017 :

 

Sur les traces de “La Passeuse des Aubrais”, de l’Occupation à nos jour, par François Ekchajzer

http://television.telerama.fr/television/sur-les-traces-de-la-passeuse-des-aubrais-de-l-occupation-a-nos-jours,149936.php 

Michaël PRAZAN à la recherche d'une vérité cachée 

Elle a sauvé son père, alors enfant, de la déportation. Dans un documentaire présenté en avant-première au Festival international du film d’histoire de Pessac, Michael Prazan revient avec Thérèse Léopold sur son itinéraire… et ses zones d’ombres.

Il faut imaginer Michaël Prazan, auteur renommé de documentaires historiques (au premier rang desquels Einsatzgruppen, Les commandos de la mort), face à l’écran transmettant en direct l’image de son père. On est le 18 mai 2006, dans les locaux de l’Institut national de l’audiovisuel, où Bernard Prazan évoque son passé d’enfant caché dans le cadre d’une collecte de témoignages soutenue par la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Son fils a dû batailler ferme pour le convaincre de rompre ce silence entretenu tout au long de sa vie. Il l’a accompagné à Bry-sur-Marne et, seul dans une petite pièce, suit avec attention l’entretien que conduit sa consœur Catherine Bernstein, autrice de documentaires historiques non moins remarquables que les siens. « Moi qui ai l’habitude de mener ce genre d’entretiens, je me retrouvais dans une situation de simple spectateur, se souvient Michaël Prazan. C’était troublant, mais reposant et rassurant, car il était entre de bonnes mains. Mon père n’avait rien d’un client facile. Il était arrivé buté et n’a pas hésité à balayer d’un revers de la main certaines questions posées. Catherine Bernstein a magnifiquement manœuvré, sans se laisser atteindre par ses rodomontades. Elle l’a poussé dans ses retranchements jusqu’à ce qu’il cède, et je l’ai vu rendre les armes. »

Suivant à distance l’entretien aujourd’hui disponible sur le site de l’INA, Michaël Prazan découvre des bribes de passé que son père, aujourd’hui disparu, avait tues toute sa vie et sur lesquelles il ne reviendra pas. « Il ne regrettait pas d’avoir parlé, bien au contraire ; ça l’avait soulagé. Mais il ne s’attardait jamais sur le passé, et je n’ai pas osé le questionner pour dissiper les zones d’ombre qui persistaient. » Parmi les questions demeurées en suspens à la mort de Bernard Prazan, le 29 décembre 2011 : l’identité de la passeuse qui s’engagea à conduire en zone libre l’enfant de 7 ans qu’il était, ainsi que sa petite sœur. Une inconnue dont on apprend qu’elle était proche de Pierre Lussac, collaborateur avéré et faux passeur, qui livra sans vergogne des juifs à la police allemande — dont une cousine de Bernard Prazan. « Qui était la jeune femme qui a fait passer mon père et sa sœur en zone libre et qui, à l’en croire, travaillait de mèche avec la Gestapo ? » s’interroge-t-il au mitan de La Passeuse des Aubrais, documentaire présenté ces jours-ci en avant-première au Festival international du film d’histoire de Pessac. Une enquête exceptionnelle de par la force avec laquelle elle fait converser l’histoire familiale avec la grande histoire, relie le passé au présent et renouvelle notre regard sur une période connue, soulevant des questions qui continuent de travailler en nous bien après le générique de fin.

Extrait d’un documentaire de Michaël Prazan (France, 2016) / INA/Arte France.

Qui était Thérèse Léopold, dont Michaël Prazan trouve le nom dans un livre et la trace à Houlgate, où son enquête le mêne alors qu’il n’a pas encore de film en tête ? « Avant d’aller la voir chez elle et compte tenu des préventions que m’inspiraient les paroles de mon père, j’ai fait envoyer à madame Leopold l’intégralité de son témoignage à l’INA. Et je me suis rendu en Normandie avec une caméra prêtée par un ami pour conserver la trace de ce qu’elle me dirait. J’ai trouvé une femme secouée par ce qu’elle venait de voir, mais décidée à donner sa version des faits. J’ai passé la journée avec elle. J’en suis sorti sans savoir quoi penser, glacé par l’antisémitisme émanant de certains de ses propos et nullement convaincu. J’avais des doutes jusque sur sa déportation à Auschwitz-Birkenau, dans le convoi du 24 janvier 1943, celui de Marie-Claude Vaillant-Couturier, Danielle Casanova et Charlotte Delbo. Ça m’a pris des années, de vérifier son témoignage point par point, de m’attacher à elle et de comprendre qui elle était. De voir la larme discrète qui perle sur son visage, quand elle évoque la destruction des juifs de Hongrie. De découvrir que cette femme disait vrai, même si elle ne m’a pas forcément tout dit. »

Le témoignage et la personnalité impressionnante de Thérèse Léopold donnent au film de Michaël Prazan, dans sa seconde partie, toute son ampleur et sa complexité. On n’en dira pas plus, pour laisser le plaisir de la découverte aux téléspectateurs qui verront l’an prochain sur Arte cette Passeuse des Aubrais. Un documentaire dont la profondeur se découvre peu à peu ; comme son sujet, qui traite sans le dire des histoires que l’on se raconte et que l’on se transmet, qu’il appartient à chacun d’entre nous de questionner, de déconstruire, pour les recomposer dans une forme parfois plus véridique que celle du témoignage dont elles sont issues.

Festival international du film d’histoire de Pessac, jusqu’au 21 novembre, à Pessac, divers lieux.

Informations et réservation. 

Audacieux ?

Galeristes, marchands de tableaux… Ceux parmi nous qui prétendraient que les critiques afférentes à leur programmation ne les toucheraient pas, qu’elles soient chaleureuses ou désobligeantes (pour ne pas dire dithyrambiques ou assassines, comme elles le sont fréquemment dans un environnement peu enclin à la pondération !), ne seraient à mon sens pas vraiment sincères.

Bien sûr, le plus souvent, nous nous effaçons, comme c’est normal, derrière les œuvres. Mais en montrant, nous nous montrons… Aussi, ce qui se dit de nos choix et de notre façon de les défendre, nous le prenons, comme ça n’est pas moins normal, très à cœur.

Pour ma part, je l’admets, j’y suis largement sensible, même si, lorsque les commentaires sont positifs, je m’efforce de ne jamais perdre de vue l’impermanence et la relativité qui fondent notre exercice professionnel.

J’ai été particulièrement heureux de l’accueil qui aura été réservé à l’exposition Zoran Music que la galerie a initiée à la Fiac.

J’en remercie vivement toutes celles et ceux qui auront marqué cet accueil.

Un adjectif plus particulièrement aura cependant retenu mon attention : audacieux ! Comprendre : le fait de se « risquer » à présenter ces deux séries de peintures dans le contexte d’une foire par essence commerciale …

Dans tous les cas, sans aucune exception, le terme aura été employé avec la plus grande bienveillance. Néanmoins, je crois qu’il me faut le réfuter. Non par effet de cabotinage – que j’exècre -, mais parce, fondamentalement, il ne traduit pas la réalité.

Non, je n’ai pas, nous n’avons pas été audacieux ! Quand bien même cet œuvre serait exigeant. Quand bien même notre fonction première (mais pas unique), mercantile, serait de diffuser.

En l’espèce, je crois à l’inverse que ce qui aurait été audacieux aurait été de ne pas montrer aujourd’hui ce travail – notamment Nous ne sommes pas les derniers – tout en ayant été en capacité de le faire.

Je citerais pour m’en justifier, reprendrais indûment à mon compte, mais surtout garderais en mémoire la conclusion du texte de Boualem Sansal: « Il est bon, frères, de se souvenir au présent de ce qui fut et de ce qui adviendra ; l’homme est ainsi, fait de mémoire, seulement de mémoire, ne l’oublions jamais. »

Encore merci à vous.

Michaël Prazan : Zoran Music, L’Art du témoignage

Personne mieux que Jean Clair n’a parlé de l’Art de Zoran Music. Comment par conséquent apporter un éclairage pertinent à l’exposition qu’Applicat-Prazan consacrera à cet immense Artiste, et que nous inaugurerons à la Fiac prochaine ? J’ai choisi de confier à trois grands auteurs et témoins de leur temps le soin d’écrire les textes de notre catalogue à l’aune de leur approche toute personnelle du cri, de l’homme et de son message.

Oh combien d’actualité, vous en jugerez… !

En avant-première de la sortie du catalogue co-édité et distribué à partir d’octobre 2016 par Skira, et dont vous verrez que c’est un très bel objet, je soumets ici à votre lecture, en trois publications successives, les travaux de Boualem Sansal, Pascal Bruckner et Michaël Prazan.

La traduction anglaise de Deke Dusinberre suit la version française en bas de page.

 

No-one can talk about the Art of Zoran Music better than Jean Clair.  How else could we gain a relevant insight into the exhibition that Applicat-Prazan is to devote to this immense Artist, and which will be inaugurated at the forthcoming FIAC?  I chose to entrust the texts of our catalogue to three great authors, witnesses of their time, in the very terms of their personal approach to the cry, to the man and to his message.

And still it continues, as you will judge for yourselves…!

As a preview of catalogue – a beautiful object in itself – co-published and to be distributed in October 2016 by Skira, I am pleased to present for your perusal in three successive publications, the texts of Boualem Sansal, Pascal Bruckner and Michael Prazan.

The English translation by Deke Dusinberre follows the French version further down the page.

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Michaël Prazan : Zoran Music, L’Art du témoignage

Témoigner. Zoran Music ne fut pas le seul à ressentir cette urgence, comme une absolue nécessité. Tous les internés des camps de concentration, plus largement les prisonniers et travailleurs forcés destinés aux centres de mise à mort nazis, ceux qui avaient en eux les capacités et les outils leur permettant de le faire, ont répondu à cette injonction. À l’aide d’un morceau de charbon, d’un stylo chapardé ou obtenu par le troc ou la contrebande, d’un bout de papier trouvé dans les affaires d’un mort, ils ont écrit. Il fallait livrer au monde, quel que fût leur destin propre – aucun ne pensait survivre à l’expérience concentrationnaire ou au processus d’extermination –, la preuve de ce à quoi ils assistaient, de l’expérience unique à laquelle ils étaient confrontés. Ce fut le cas de Zalmen Gradowski, de Leib Langfus ou de Zalmen Lewental, trois membres des sonderkommando d’Auschwitz, trois travailleurs forcés juifs affectés aux « Krema » de Birkenau. Ils étaient chargés du pire travail possible : vider la chambre à gaz des corps qui s’y trouvaient pour les brûler ensuite dans des fours crématoires. Sous les coups, les injures et les brimades, sans répit. Dans le rythme effréné des convois qui venaient de toute l’Europe, habités par la certitude que leur tour viendrait. Ils étaient destinés au sort des cadavres qu’ils réduisaient en cendres, et ils y ont tous trois succombé. Après avoir frénétiquement noirci d’une écriture empressée, précise et sans fioritures, les bouts de papier qui leur tombaient sous la main, ils ont enfoui leurs manuscrits dans la terre, près des crématoriums. On les a retrouvés après la libération du camp, l’effondrement du IIIe Reich. Et leur disparition.

D’autres membres de ces sonderkommando, peut-être les mêmes, ont pu se procurer un appareil photographique. Depuis la chambre à gaz, ils ont pris des clichés, quatre photographies arrachées à la vigilance de leurs bourreaux, quatre instants de vie à Auschwitz-Birkenau. On y voit des femmes juives déportées de Hongrie à l’été 1944, entièrement nues, marcher au pas de course dans le bois de bouleaux vers leur assassinat. Sur d’autres clichés, on aperçoit quelques-uns des membres du sonderkommando traîner des cadavres au milieu d’une fumée infernale pour les brûler à l’air libre (le rythme des gazages était tel qu’on ne pouvait tous les incinérer dans les crématoires, pleins à ras bord). Au même moment, dans le camp d’Auschwitz-la Buna, Primo Levi rédigeait à la dérobée la première version de ce qui deviendrait plus tard Si c’est un homme.

Les condamnés ne possédaient pas toujours les aptitudes leur permettant de témoigner – la faculté de décrire ou de représenter ce qu’ils observaient et ce qu’ils vivaient. L’opportunité a pu s’y substituer. On pense alors à David Sivzon, du nom de cet électricien juif de Liepāja, en Lettonie. Au mois de décembre 1941, les Juifs de la ville, plus de 7000 personnes – toute la population juive de Liepāja –, essentiellement des femmes et des enfants, avaient été assassinés dans une longue tranchée creusée sur la plage de Skede par les Einsatzgruppen et leurs supplétifs locaux – en l’occurrence, un bataillon de la police lettonne. Ne demeurait en vie qu’un échantillon résiduel de travailleurs juifs, des ouvriers spécialisés dont le SD local avait besoin pour les travaux de maintenance. David Sivzon en faisait partie. Quelques semaines après les massacres de Skede, il fut envoyé dans l’appartement de Carl Strott, un responsable allemand du SD de Liepāja, pour y réparer des câbles électriques. Il n’y avait personne lorsqu’il se mit au travail. Sivzon remarqua un tiroir du bureau à moitié ouvert qui laissait apparaître quatre pellicules de films photographiques. L’électricien juif les examina à la lumière du jour. Il s’agissait d’une douzaine de photos, prises avec son appareil Minox par Strott en personne, le 15 décembre 1941. Les clichés retracent chaque étape du massacre de masse, du déshabillage sous bonne garde sur la plage jusqu’à cet ultime cliché où l’on aperçoit les corps inertes allongés au milieu de la tranchée ; ces corps qui, sur les photos précédentes, étaient encore des personnes vivantes, un groupe constitué de femmes et d’enfants. Sivzon empocha les pellicules. Il s’arrangea pour en faire des copies, puis simula une panne de courant pour revenir dans l’appartement de Strott et les replacer dans le tiroir. Parce qu’il était trop risqué de conserver les tirages sur lui ou dans ses affaires, aussi parce qu’il pouvait disparaître à tout moment dans le processus d’extermination, il décida de les cacher dans une boîte métallique qu’il enterra sous une étable. Sivzon survécut. À la libération, il déterra les photos qu’il envoya au service d’espionnage de l’armée soviétique. Les clichés servirent de pièce à conviction au tribunal de Nuremberg.

Témoigner. C’est le ressort premier de la série de croquis effectuée par Zoran Music au camp de Dachau, en 1945. Environ deux cents esquisses à l’encre, jetées sur le papier comme autant d’instantanés, et sur lesquelles s’égrènent, pris sur le vif, les visions horrifiques du paysage concentrationnaire. Cadavres décharnés, enveloppés dans leurs linceuls de fortune ou enclos dans des cercueils. Prisonniers chargeant les corps squelettiques destinés aux fours crématoires dans des charrettes ou sur la plateforme arrière des camions. Si la main du peintre formé à l’Académie des beaux-arts de Zagreb, rompu par ses talents de copiste à l’art du Siglo del Oro, ne tremble pas, la rapidité du geste, la concision du trait, sa maladresse assumée – car sans conséquence artistique – traduisent l’urgence du témoignage – du témoignage comme fonction et pour seule fin, du témoignage comme lien ultime avec l’humanité. La sienne d’abord (« peut-être une raison de s’en sortir » ; « peut-être une raison de résister »), mais surtout celle du dehors : l’humanité qui encadre la guerre, celle des gens normaux qui verront et comprendront le croquis à qui il se destine de manière abstraite et indirecte. Témoigner, dans ce contexte, c’est dialoguer avec l’humain, du moins ce qu’il en reste ; fût-il un songe, une nostalgie, un idéal ou une chimère.

Si ce n’était l’outil forgé par sa trajectoire personnelle (la peinture, la maîtrise graphique de l’anatomie et du mouvement – ici, de son absence), l’entreprise de Music au camp de Dachau ne le distingue pas, sur l’essentiel, de celle des sonderkommando d’Auschwitz, de celle de Primo Levi à la Buna, voire même de celle de David Sivzon à Liepāja. Les croquis de Dachau, en ce sens, ont sans doute plus à voir avec le reportage, le dessin de presse, qu’avec l’art en tant que tel. C’est après que les choses changent, comme elles changeront pour d’autres peintres et d’autres écrivains passés par les camps. Leur témoignage était si fort et si vrai, jusque dans les vides enserrant le trait, jusque dans les silences entre les mots, qu’il s’est imposé à eux. Presque nécessairement, il demeurerait l’assise et le maître étalon de leur style. Comme si, en dehors de ce témoignage fondateur, de sa référence dont ils ne parviendront jamais à s’extraire complètement, il n’y avait plus rien à dire, il n’était plus possible de rien dire. Resterait alors, tout en lui demeurant fidèle, à le transformer en esthétique. Faire autre chose, peut-être. Aller plus loin, sans doute. Mais sans le trahir.

Ainsi, lorsque, hanté par les horreurs de Dachau, Music renoue en 1970 avec la thématique du camp dans une série d’œuvres majeures, rassemblées sous le titre Nous ne sommes pas les derniers, l’ébauche et le croquis du témoignage liminaire deviennent naturellement la facture de son art. Ses représentations picturales – les monceaux de corps ou les visages hallucinés des cadavres aux yeux perforés, noirs comme des puits sans fond – travaillées comme jamais dans leurs formes, agrémentées d’une palette minimale de couleurs qui oscillent entre l’ocre et le rouge de la terre battue, de halos parcheminés qui font émerger les victimes déshumanisées, tragiquement interchangeables, de la chape d’oubli qui les a recouvertes, sont d’autant plus poignantes qu’elles semblent toujours plus vraies, comme si l’art venait à la rescousse du souvenir pour mieux le conjurer et le transcender, tout en lui demeurant résolument fidèle. Les rescapés qui ont poursuivi par la littérature le témoignage ébauché dans le camp, qui en ont fait la matière de leur œuvre, étaient obsédés par la justesse du ton et du style qu’ils devaient adopter, par la volonté de restituer le camp par une langue la plus pure et la plus simple possible, débarrassée des artefacts littéraires, de tout ce qui, par l’adverbe, l’adjectif ou le trope, risquerait de le noyer dans le maniérisme et les idiotismes propres à leur art. Tous craignaient l’invasion du pathos dans leurs œuvres – le pathos, qui est essentiellement « vie » et « mouvement ». Eux voulaient créer une écriture de Mort, une écriture qui traduise la mort avec le plus de réalisme possible. Pour demeurer au plus près de leur sujet et de l’expérience qu’ils avaient traversée et qu’ils ne voulaient perdre à aucun prix, ils ont bridé certaines de leurs tendances au lyrisme, au sentimentalisme, à l’hyperbolique, à l’emphatique, au métaphorique. Cette recherche de distanciation a été paraphrasée par Jean Améry, le rescapé autrichien d’Auschwitz et l’auteur de Par-delà le crime et le châtiment, d’« objectivité distinguée ». Il s’agissait pour l’artiste de disparaître derrière la représentation, et pour ce faire, de réprimer en soi l’égotisme de l’artiste. « Autrement dit, même s’ils [les écrivains du camp] reconnaissent à contrecœur que l’objectivité – qui a effectivement une réputation d’élégante civilité – n’existe pas dans sa forme absolue, ils essayent de sauver ce qui peut l’être, sans toutefois contester le principe même de la recherche d’objectivité. »

« L’écriture blanche » issue des camps (Primo Levi, Jorge Semprún, Robert Antelme, Elie Wiesel, David Rousset), mise au jour par les critiques et les commentateurs, pourrait aussi bien qualifier l’œuvre de Music. Primo Levi disait qu’il était inutile de souligner l’horreur par des mots ou des effets de style, puisque l’horreur se trouvait déjà dans ce qu’il écrivait. Il en va de même de la série Nous ne sommes pas les derniers. Et, même après, dans les œuvres qui se veulent détachées du souvenir de Dachau, qui renouent plus volontiers avec l’histoire de la peinture et de ses figures traditionnelles, tels le portrait, l’autoportrait, le nu. C’est comme si l’ombre de Dachau, sa gamme chromatique, ses formes fantomatiques et crépusculaires, se perpétuait en elles, comme si, grâce au style unique choisi par le peintre pour traduire le camp, il le faisait entrer dans l’histoire de l’art. « Ce que j’ai vécu à Dachau m’a appris à m’attacher à l’essentiel, à éliminer tout ce qui n’est pas indispensable », commentait Music à la fin de sa vie. « Aujourd’hui encore, je peins avec un minimum de moyens. Il n’y a plus, dans ces travaux, ni gestes, ni violence. On parvient à une sorte de silence qui est peut-être un aspect caractéristique de mon travail. Il n’y avait jamais, voyez-vous, dans la mort de tous ces gens à Dachau, la moindre rhétorique. »

Le témoignage est circonscrit à l’événement dont il témoigne. Il s’inscrit dans un lieu et dans un moment de l’histoire. L’art lui permet de l’évaser, de le décloisonner, de l’extraire de l’événement proprement dit pour lui conférer une dimension universelle. C’est à tel point vrai que, pour chacun, les œuvres de Music décrivent la Shoah, le génocide de six millions de Juifs, alors même que Music n’était pas juif, et que Dachau, symbole pour être le premier d’entre eux du camp nazi, assurément l’un des plus meurtriers, de ceux où la mortalité sévissait sous toutes les formes possibles et imaginables, n’était pas Auschwitz. S’il y a eu la volonté d’assassiner en masse les détenus à Dachau, la chambre à gaz que l’on présume avoir été installée dans le baraquement X en 1943 n’aurait, selon l’historien Pierre Vidal-Naquet, jamais fonctionné. De même, la force symbolique des œuvres de Music, particulièrement la série Nous ne sommes pas les derniers, se poursuit bien au-delà de l’espace concentrationnaire nazi et de la guerre, son art produisant comme une page blanche sur laquelle sont projetées toutes les horreurs du monde contemporain ; tout ce qui peut avoir trait à l’enfermement, l’avilissement, la déshumanisation, la privation de liberté et d’identité, la mort et le supplice au nom d’une « politique ». Music pensait, au sortir de la guerre, être parmi les derniers. Il pensait accompagner, par son témoignage et par son œuvre, la fin d’une histoire ; celle des camps et des idéologies meurtrières. Il croyait participer à une forme d’antidote à la barbarie, voulant croire que l’humanité avait pris conscience du cataclysme sans précédent auquel il avait échappé. Qu’elle en tirerait les leçons. Il n’en fut rien. « Le temps passant, je vis que le même genre de chose recommençait à se produire partout dans le monde : au Viêt Nam, dans le Goulag, en Amérique latine, partout. Et je me rendis compte que ce que nous nous étions dit alors, que nous serions les derniers, n’était pas vrai. Ce qui est vrai, c’est que nous ne sommes pas les derniers. »

Au cœur du terrible conflit qui déchira la Yougoslavie au milieu des années 1990, l’écrivain Pascal Bruckner, qui l’a croisé à ce moment-là, se souvient que toutes les parties en présence s’arrachaient le symbole que représentait pour chacun le peintre, alors âgé de 83 ans. Pour les Serbes, il était l’opposant au nazisme, une figure de la résistance dont ils entendaient soutenir l’héritage. Pour les Croates, il était l’un des leurs parce que, bien qu’il fût d’origines mêlées, à la fois slovène et italienne, Music était né en Dalmatie et avait fait ses études à Zagreb. Quant aux Bosniaques, ils reconnaissaient dans sa peinture les victimes de Srebrenica et du « nettoyage ethnique » perpétré par les milices de Radovan Karadžić.

Zoran Music est mort en 2005. Il nous a légué une œuvre monumentale et intemporelle. Une œuvre qui témoigne du naufrage de l’Europe entre 1939 et 1945, mais qui, excédant sa tragédie et sa temporalité, raconte l’humanité suppliciée, en tous lieux et de tout temps. Aujourd’hui qu’un nouveau totalitarisme s’est levé, que sa barbarie ne connaît pas de frontières, que les civils sont de nouveau martyrisés, massacrés, crucifiés, décapités, que chrétiens d’Orient et Yézidis sont potentiellement les victimes d’un nouveau génocide, en Irak et en Syrie, l’œuvre de Music résonne comme jamais. Music et ses camarades d’infortune n’étaient pas les derniers. Ils étaient une avant-garde, des éclaireurs aux avant-postes de l’éternel fracas du monde. Le travail de Zoran Music, tissé du témoignage vécu, d’horreur et de beauté mêlée (contradictions que l’art seul peut faire tenir ensemble), est autant un rappel qu’un avertissement. « N’oubliez pas que cela fut,
écrivait Primo Levi. Non, ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue.
En vous couchant, en vous levant ; 
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous. »

Impressionnez ces images sur votre rétine, imprimez-les dans votre mémoire, aurait pu ajouter Music. Car ce que vous voyez fut et sera encore.

Michaël Prazan

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Michaël Prazan: Zoran Music, The Art of Bearing Witness

 To bear witness: Zoran Music was not the only person to experience that urge as an absolute necessity. All inmates of concentration camps—and, more broadly, the prisoners and forced laborers sent to the Nazi death centers who had the requisite ability and skills—fulfilled the injunction to testify. They wrote things down with a piece of charcoal, or with a pen that was pilfered, swapped or smuggled in, on a scrap of paper found among a dead man’s possessions. They had to tell the world of their fate—none of them thought they would survive the camp experience or the extermination process. They needed to prove what they were witnessing, the unprecedented experience they were undergoing. Such was the case of Almen Gradowksi, Leib Langfus, and Zamen Lewental, three Jewish forced laborers at Auschwitz, part of a Sonderkommando assigned to the Birkenau “Krema.” They were given the worst possible task: emptying the gas chamber of bodies and then burning them in the crematoria. All the while receiving blows, insults, harassment. Without respite. To the hectic pace of the convoys arriving from all over Europe, haunted by the certainty that their own turns would come. They were condemned to the same fate as the corpses they burned to ashes; and all three met that fate. After having frantically scribbled in hasty yet plainly accurate handwriting on scraps of paper that came their way, they buried their manuscripts in the ground, near the crematoria. Those papers were found after the camp was liberated, after the Third Reich fell. And after they had died.

Other members of a Sonderkommando—perhaps the same—got their hands on a camera. They took pictures of the gas chamber, four photos snatched from under their executioners’ noses, four slices of life at Auschwitz-Birkenau. The photos show Jewish women deported from Hungary in the summer of 1944, completely naked, walking swiftly through the woods to their murder. Other photos show a few members of the Sonderkommando dragging bodies amid the hellish smoke, in order to burn them outdoors (gassings were so thick and fast that not all bodies could be incinerated in the overflowing crematoria). At the same moment, in the Buna camp at Auschwitz, Primo Levi was secretly writing the first draft of what would later become If This Is a Man.

The doomed did not always have the skills to enable them to bear witness, the ability to write or to depict what they saw and experienced. But luck might replace that lack. Take David Sivcon, a Jewish electrician from Liepaja in Latvia. In the month of December 1941, the entire Jewish population of the town of Liepaja—over 7,000 people, mainly women and children—was murdered in a long trench dug on the beach of Skede by Einsatzgruppen and their local allies (in this case, a battalion of Latvian police). The only survivors were a residual group of Jewish laborers—specialized workers needed by the local Sicherheitsdienst (SD) for maintenance work. Sivcon was one of them. A few weeks after the massacre at Skede, he was sent to repair the electrical wiring at the apartment of Carl Strott, a German overseer of the SD in Liepaja. No one was around when Sivcon got down to work. In the half-open drawer of a desk he noticed four rolls of film. He examined them in daylight, and found that there were a dozen photos taken by Strott himself with his Minox camera on December 15, 1941. The pictures recorded each step of the mass killing, from undressing on the beach under the guards’ gaze to a final photo of dead bodies aligned in the middle of the trench—the same bodies that, in earlier shots, had been a living group of women and children. Sivcon pocketed the rolls of film, had copies made, then faked an electrical blackout in order to return to Strott’s apartment and put them back in the drawer. Since it was too risky to keep the prints on his person or among his things, and since he, too, could vanish at any moment during the extermination process, Sivcon decided to store them in a metal box that he buried beneath a stable.

Sivcon survived. On being liberated he dug up the photos, which he sent to the Soviet army’s espionage agents. At the Nuremberg trials, these photos were used as evidence.

To bear witness: that was the initial motive behind the series of sketches done by Zoran Music in the Dachau camp in 1945. Some two hundred drawings in ink scrawled on paper, like so many snapshots. One by one, done from life, they show horrific visions of the camp landscape. Fleshless corpses wrapped in makeshift shrouds or dumped in coffins. Prisoners loading skeletal bodies headed for the crematorium onto carts, or onto trucks. While the hand of the artist trained at the academy of fine arts in Zagreb—reinforced by his talent as a copyist of seventeenth-century art—did not tremble, the swiftness and concision of lines whose awkwardness is deliberate (because artistically insignificant) convey the urgency of the testimony. Testifying was the point, the sole goal. Testifying was his final link to humanity: his own humanity, firstly (“maybe a reason to survive, maybe a reason to hold out”), but mainly the rest of humanity, the humanity surrounding the war, the humanity of normal people who would see and understand the sketch addressed to it in an abstract, indirect way. Bearing witness, in this context, meant conversing with humanity, or at least what remained of humanity, whether just a dream, nostalgia, ideal, or illusion.

If it hadn’t been for the tools honed by his personal career (the study of painting, mastery of the visual depiction of anatomy and movement—or its absence, as here), Music’s project at Dachau would not have differed, in essence, from those of the Sonderkommando at Auschwitz or from Levi’s at Buna, indeed from Sivcon’s at Liepaja. In this respect, the Dachau sketches relate more to reporting, to press illustration, than to art as such. It was afterward that things evolved, just as they would evolve for other artists and writers who experienced the camps. Their testimony was so powerful and so authentic, including the gaps ringing the lines and silences separating the words, that bearing witness became crucial. Almost of necessity it would remain the basis, the measure, of their style. It was as though there was nothing left to say outside that initial testimony, outside what it pointed to, something they could never completely escape. It was no longer possible to say anything. What remained, then, was to transform that testimony into artistry even while remaining faithful to it. Or maybe do something different. Perhaps take things further. Yet without betraying it.

So when in 1970, haunted by the horrors of Dachau, Music took up the concentration camp theme in a series of major works collectively known by the title of We Are Not the Last, the drawings and sketches of the initial testimony naturally dictated the handling of these pieces. His depictions—the heaps of bodies, or the haunted faces of empty-eyed corpses, black like bottomless wells—were developed as never before in terms of form, matched by a reduced palette of colors shifting between ocher and an earthen red, by wizened haloes that bring forth the dehumanized, tragically interchangeable victims. The weight of oblivion blanketing them is all the more poignant for seeming truer than ever, as though art has come to the rescue of memory the better to conjure it away and transcend it, even while remaining steadfastly faithful to it. The survivors who pursued, through writing, the testimony scribbled in the camps, turning it into the substance of their oeuvre, were obsessed by finding the right tone and style to be adopted, by the desire to recount the camp experience in the purest, most straightforward language possible. They were desperate to avoid literary artifacts or anything that might overwhelm that account—an adverb, adjective, or trope—through the mannerisms and idioms specific to their art. All feared that their works would be invaded by pathos—the pathos that is essentially “life” and “movement.” They wanted to forge a literature of Death, a literature that would convey death as realistically as possible. In order to remain close to their subject and to the experience they underwent, which they wanted to retain at all cost, they reined in their inclinations toward lyricism, sentimentalism, hyperbole, bombast, metaphor. Jean Améry, an Austrian survivor of Auschwitz, described this distanciation as “refined objectivity” in his book At the Mind’s Limits.  The artist had to vanish behind the picture and, by doing so, repress artistic ego. “Even if it is reluctantly acknowledged [by writers about the camp experience] that objectivity—which, indeed, has a reputation for decent correctness—is impossible in an absolute form, [they] try to save what can be saved while not questioning the way of thinking.”

The “blank” writing that emerged from the camps (by the likes of Primo Levi, Jorge Semprun, Robert Antelme, Elie Wiesel, and David Rousset), as discussed by critics and commentators, might also describe Music’s work. Levi said it was pointless to stress the horror through stylistic or literary effects, since the horror was already in what he wrote. The same is true of the We Are Not the Last series and, even later, of those works allegedly unrelated to recollections of Dachau, which deliberately address the history of painting with its traditional genres of portrait, self-portrait, and nude. It is as though the shadow of Dachau—its chromatic range and its ghostly, twilit shapes—survived in the latter; it is as though Music inserted the unique style he adopted to convey the camp into the history of art. “What I experienced at Dachau,” said Music toward the end of his life, “taught me to stick to essentials, to eliminate everything that wasn’t indispensible. Even today, I paint with a minimum of means. In these works there is no longer gesticulation or virulence. They attain a kind of silence that is perhaps a characteristic feature of my work. There was never the least rhetoric, you see, in the deaths of all those people at Dachau.”

Testimony is circumscribed by the event it records. It is inscribed in a place and moment of history. Art allows testimony to broaden out, to break free, to escape from a specific event in order to acquire a universal dimension. Thus everyone thinks Music’s work describes the Holocaust—the genocide of 6 million Jews—even though Music wasn’t Jewish and Dachau wasn’t Auschwitz (although it was highly symbolic for being not only the first Nazi camp but also one of the most deadly, where death was dealt in every possible and imaginable form). Even though prisoners were extensively murdered at Dachau, the gas chamber that is thought to have been installed in Barracks X in 1943 was never put into operation, according to historian Pierre Vidal-Naquet. Similarly, the symbolic impact of Music’s works, especially the series of We Are Not the Last, extends beyond the realm of Nazi camps and war; his art creates a kind of blank page on which all the horrors of today’s world can be projected—everything related to detention, debasement, dehumanization, deprivation of freedom and identity, death and torture in the name of some “policy.” At the end of the war, Music thought he was one of the last. He thought his testimony and his work would represent the end of a story, the story of deadly ideologies and concentration camps. He thought he was helping to produce a kind of antidote to barbarity, he wanted to believe that humanity had taken note of the unprecedented catastrophe it barely escaped. He wanted to believe that humanity would learn the lesson. Not so. “As time went on, I saw that the same kind of thing was beginning to recur all over the world—in Vietnam, in the Gulag, in Latin America, everywhere. I realized that what we told ourselves earlier, that we would be the last, wasn’t true. What’s true is that we’re not the last.”

In the midst of the terrible war that racked Yugoslavia in the mid-1990s, the writer Pascal Bruckner, who traveled across the land, recalled that everyone there symbolically pictured Music, then aged eighty-three, in their own way. For Serbs, he was the adversary of Nazism, a resistance fighter whose heritage they wanted to preserve. Croats felt that he was one of them, because although of mixed background—simultaneously Slovenian and Italian—Music was born in Dalmatia and had studied in Zagreb. The Bosniacs, meanwhile, identified his paintings with the victims of Srebenica and the “ethnic cleansing” perpetrated by Radovan Karadzic’s militia.

Zoran Music died in 2005. He left behind a monumental, timeless oeuvre. It bears witness to the catastrophe in Europe between 1939 and 1945, and also, extending beyond the time-frame of that tragedy, to the torture of humanity in all places and periods. Now that a new totalitarianism has emerged, now that barbarity knows no borders, when civilians are once again being tortured, massacred, crucified, and decapitated, when Eastern Christians and Yazids in Syria and Irak are perhaps facing a new genocide, Music’s oeuvre resonates all the more powerfully. He and his fellows in misfortune were not the last. They were an avant-garde, they were scouts on the outposts of the world’s endless havoc. Music’s work, woven from personal experience into a blend of beauty with horror (a contradiction that only art can sustain), is as much a warning as a reminder. “Never forget that this has happened,” wrote Primo Levi. “Remember these words. Engrave them in your hearts, when at home or in the street, when lying down, when getting up. Repeat them to your children. Or may your houses be destroyed, may illness strike you down, may your offspring turn their faces from you.”

Etch these images onto your retinas, Music might have added. Etch them into your mind. Because what you see was, and will be again.

 Michaël Prazan

Pascal Bruckner : Zoran Music, Peindre avant que tombe la nuit

Personne mieux que Jean Clair n’a parlé de l’Art de Zoran Music. Comment par conséquent apporter un éclairage pertinent à l’exposition qu’Applicat-Prazan consacrera à cet immense Artiste, et que nous inaugurerons à la Fiac prochaine ? J’ai choisi de confier à trois grands auteurs et témoins de leur temps le soin d’écrire les textes de notre catalogue à l’aune de leur approche toute personnelle du cri, de l’homme et de son message.

Oh combien d’actualité, vous en jugerez… !

En avant-première de la sortie du catalogue co-édité et distribué à partir d’octobre 2016 par Skira, et dont vous verrez que c’est un très bel objet, je soumets ici à votre lecture, en trois publications successives, les travaux de Boualem Sansal, Pascal Bruckner et Michaël Prazan.

La traduction anglaise de Deke Dusinberre suit la version française en bas de page.

 

No-one can talk about the Art of Zoran Music better than Jean Clair.  How else could we gain a relevant insight into the exhibition that Applicat-Prazan is to devote to this immense Artist, and which will be inaugurated at the forthcoming FIAC?  I chose to entrust the texts of our catalogue to three great authors, witnesses of their time, in the very terms of their personal approach to the cry, to the man and to his message.

And still it continues, as you will judge for yourselves…!

As a preview of catalogue – a beautiful object in itself – co-published and to be distributed in October 2016 by Skira, I am pleased to present for your perusal in three successive publications, the texts of Boualem Sansal, Pascal Bruckner and Michael Prazan.

The English translation by Deke Dusinberre follows the French version further down the page.

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Pascal Bruckner : Zoran Music, Peindre avant que tombe la nuit

Chez Music, tout commence par le flou, par un voile qui dissimule et montre à la fois. Ce qui frappe dans ses tableaux, c’est d’abord la couleur de terre brûlée qui occupe toute la surface. Il brouille le regard pour le purifier, il nous force à accommoder. La demi-teinte oblige à chercher de la clarté, un sens dans les ténèbres. Music ne peint le monde que filtré par la douceur de l’ocre comme une lumière de base, une monochromie fondamentale d’où s’enlèvent des nuances de gris ou de bleu pâle, de jaune ou d’orange délavé. Telle une symphonie jouée sur une seule note dont on découvrirait lentement les harmoniques et les différences de ton. La toile ne vous saute pas au visage, c’est vous qui plongez lentement en elle, par immersion progressive. Pas de violents contrastes de couleurs qui éblouissent et imposent une direction, juste un clair-obscur qui déroute. Chacun de ses tableaux commande d’être médité autant que regardé. Le sépia installe le sujet dans une sorte d’hier éternel, hors du temps.

Ce peintre centre-européen, héritier de l’Empire austro hongrois, éduqué en trois langues, l’italien, l’allemand, le slovène, élève de l’École des beaux-arts à Zagreb, aurait pu rester un paysagiste talentueux croquant les gracieux chevaux de Dalmatie, les ruelles de Venise, les reliefs du Karst, cette région érodée déboisée par les Vénitiens pour construire leurs pilotis. Ou les bacs traversant les fleuves emplis de bœufs, telle une arche de Noé biblique. Il chante le monde d’avant la catastrophe, la nature heureuse. Ses pointes sèches, ses lithographies évoquent les arts primitifs indiens des Amériques. Délibérément traditionnel, il s’est dit marginalisé par les avant-gardes picturales de son époque, écrasé par les dogmes bavards des abstraits, des cubistes, des surréalistes. Mais cet embarras a tourné à son avantage. Contrairement aux peintres « subversifs » de son siècle, Music n’a pas voulu scandaliser la bourgeoisie débonnaire du monde démocratique, par le fracas des manifestes et la remise en cause des formes. Il a fait mieux, il a été confronté au pire, au nazisme, qui l’a jeté dans un camp de concentration. Arrêté par hasard à Venise par la Gestapo en 1944, soupçonné de liens avec les Alliés, il fut en effet torturé puis envoyé à Dachau, après avoir décliné, en riant, la proposition d’un officier allemand de devenir un auxiliaire de la SS.

Cette épreuve aurait pu le tuer, elle l’a révélé à lui-même. Dans le processus créateur, le passage par l’oppression est parfois indispensable : voyez Soljenitsyne, Varlam Chalamov, Vassili Grossman, Primo Levi, Robert Antelme qui ont tiré de leur calvaire des œuvres immenses. Ou encore l’admirable Margaret Buber-Neumann livrée par Staline à la Gestapo et qui aura connu les deux versants du totalitarisme, soviétique et allemand, le « camp d’amélioration » au Kazakhstan en 1937 puis Ravensbrück au début de la Seconde Guerre mondiale. Music, pour se libérer de l’épouvante, entame, à l’insu de ses gardiens, dès qu’il le peut, avec des moyens de fortune, une série de croquis sur la vie du camp, dont seuls environ deux cents seront sauvés. Il offre à ses compagnons de torture un tombeau d’encre et de papier, tente de capter leurs yeux « comme des centaines d’étincelles acérées », leurs doigts arachnéens. Autour de lui il ne voit qu’agonisants et macchabées.

« Je dessinais comme en transe, m’accrochant morbidement à mes bouts de papier. J’étais comme aveuglé par la grandeur hallucinante de ces champs de cadavres. Tout en dessinant, je m’agrippais à mille détails. Quelle tragique élégance dans ces corps fragiles. Des détails si précis : ces mains, ces doigts si minces, les pieds, les bouches entrouvertes dans la tentative extrême de happer encore un peu d’air et les os recouverts d’une peau blanche, à peine un peu bleuie. Et la hantise de ne point trahir ces formes amoindries, de parvenir à les restituer aussi précieuses que je les voyais, réduites à l’essentiel. »

Mourir, c’est s’alléger, se réduire à la finesse d’une ligne, d’un trait. On pense, face à ces esquisses, à Goya, Georg Grosz ou Otto Dix qui ont influencé Music, mais sans la charge de démesure de ces derniers. Il y a de la tendresse dans ces choses vues en enfer, autant qu’un refus de la violence gratuite. À côté de lui, le Guernica de Picasso semble l’affiche d’un publicitaire de génie, trop bavard, trop vu, trop diffusé et qui a rejoint le grand barnum consumériste. Les morts de Music sont modestes. Ils ne hurlent ni ne se contorsionnent en effets criards et c’est en quoi ils nous bouleversent. Leur sexe est une béance noire comme leur bouche, un souvenir, une épure. Le peintre a inventé l’esthétique de l’abomination discrète.

Très schématiquement, la représentation de la mort dans la peinture occidentale suit deux voies : celle des Vanités et celle des Revenants. Les premières soulignent la fugacité de l’existence et que l’homme « est méprisable en tant qu’il passe et infiniment estimable en tant qu’il aboutit à l’éternité » selon les mots magnifiques de Bossuet. Des troupeaux de damnés de Bosch, poussés vers l’enfer, aux danses macabres de Holbein ou Michael Wolgemut, chaque homme ou femme est suivi comme une ombre par son cadavre qui aime, rêve, festoie à ses côtés et le tire lentement vers le trépas. Gentilshommes, princes, marchands, manants, jeunes filles, tous sont en sursis. Patiemment logée dans l’air que nous respirons, dans les tissus qui nous composent, dans les battements de notre cœur, la Camarde attend son heure. Et comme les démons que nous fuyons, elle finit toujours par nous rattraper. Mais les défunts, tout à la rage d’être partis avant les autres et de laisser sur terre tant de bien portants, sont agités d’une vie incessante et fiévreuse et reviennent troubler les vivants. Dès le Moyen Âge, se développe tout un art macabre à connotations érotiques, scènes d’amour dans les tombeaux, cadavres dotés d’organes génitaux et capables d’abuser de jeunes mortelles. La Mort ne se contente pas d’emporter les êtres à tout âge, elle les viole dans des étreintes macabres : témoins le fameux tableau de Hans Baldung Grien (1517) où la Mort, le crâne encore parsemé de mèches grises, empoigne une jeune fille nue par les cheveux et la contraint à descendre dans le tombeau. Ou bien, la même année, celui de Niklaus Manuel Deutsch qui représente un cadavre embrassant une jeune personne sur la bouche et caressant son sexe. Annonçant nos modernes zombies, les morts forment une population inquiète : jamais en repos, ils produisent des sons étranges, dévorent leurs suaires, sont habités d’appétits inavouables, ouvrent leurs caveaux et viennent semer la terreur dans les campagnes et les bourgs, propageant des épidémies.

Zoran Music réconcilie ces deux dimensions : le camp fut pour lui une épreuve initiatique, un cheminement vers la vérité, mais à retardement. À peine libéré, gravement malade, de Dachau par les troupes américaines, il efface le cauchemar, s’enivre de lumière, de beauté, peint pendant vingt-cinq ans des scènes bucoliques en Dalmatie, en Italie, s’adonne à sa passion de la nature, des étendues semi-désertiques. La traversée de l’abjection est passée sous silence. Mais vers 1970, l’école de Dachau revient en force dans son œuvre et il entame la série extraordinaire de Nous ne sommes pas les derniers. À l’allégresse succède le face-à-face impitoyable avec la terreur. Dachau est devenu l’espace mental de son inspiration et ne le quittera plus. Des moribonds, la bouche ouverte, regardent le ciel vide et sans Dieu, d’autres semblent dormir, figés dans des poses grotesques, tels de vieux enfants couchés dans un lit. « L’horrible beauté de ces corps ruinés » s’est emparée de lui. Des monceaux de mourants s’agglutinent sur un monticule, bras et jambes pendantes, baignées dans une espèce de lumière rose. Certains voudraient nous parler, un peu comme ces nourrissons prématurés, dépourvus de poumons et de cordes vocales et qui hurlent en silence, dans leurs berceaux. Ils conversent sans un mot dans une sorte de parlement pathétique. D’autres sont assis, nus, décharnés, attendant de perdre le peu de force qui leur reste. D’autres encore semblent rire comme s’ils étaient joyeux de quitter cette vie, à moins que le rictus ne soit qu’une contraction involontaire de la mâchoire. Leur tête est noire comme un fruit déjà pourri.

Les gisants de Music ne sont pas ces cadavres bien portants des gravures du Moyen Âge, ces pendus joyeux ou ces morts de l’imagerie populaire du Mexique qui batifolent et dansent la gigue. Ils sont nus, démunis. Leur décès n’ouvre sur aucune rédemption et confirme la déréliction générale. Music est l’anti-baroque par excellence, il fuit le pathos autant que l’effroi. Il rend hommage aux disparus par la compassion et la tendresse. Il prend les êtres humains après la souffrance, après la maladie, l’exode, la faim, au moment où ils vont rendre l’âme : l’armée des morts est une population en surnombre. Il y en a trop, partout, toujours, ils submergent l’espace. Épuisés, ils tombent par grappes entières et les survivants les entassent en tas gémissants. L’économie de moyens est chez Music la voie royale vers l’essentiel. À qui a traversé l’enfer, le retour en arrière est impossible. Le monde est brisé, la sérénité a disparu. Passé de l’ignominie à la stupeur, Music doit garder jusqu’au bout les yeux ouverts sur l’abîme.

Alors débute chez lui une ultime période : il devient un personnage de Dachau, se regarde avec les yeux du mourant qui aurait du rester dans le Lager et a survécu par hasard. « Voir les yeux fermés » dit-il. Désormais il n’obéit qu’à une vision intérieure et multiplie les autoportraits, seul ou en couple, en compagnie de sa femme Ida dont on ne retient que la mousseline des cheveux, châtains ou roux, semblable à une auréole. Mais les visages ne sont représentés que pour être effacés ou suggérés. À la place de la personne, une silhouette floue. Deux spectres unis dans le crépuscule. Comme des clichés qui n’impriment jamais sur la toile et restent désespérément vides. Les êtres paraissent sans matière, sans contours, à peine évoqués qu’estompés, littéralement bus par des sables mouvants. Levinas parlait du visage comme la nudité par excellence, le vulnérable qui nous somme de répondre d’autrui. Les toiles de Music ne donnent plus prise à cette illusion. La figure n’est qu’une empreinte où apparaissent les lieux plus sombres de la bouche et des yeux. Comment pourrait-on les dévisager, les reconnaître puisque leurs traits ont été gommés ? Restent des traces comme sur le suaire de Turin, des contours qui s’atténuent. Chez Music, l’expérience concentrationnaire est celle de la disparition du visage : pas d’altérité puisque l’identité s’est évanouie. En vieillissant, lui-même s’abolit à son tour dans l’informe. Seule une tache noire, halo ou auréole, indique l’emplacement de ce qui fut jadis un homme, une figure, un destin, un paysage. On ne les voit plus, on les devine. C’est par les yeux, les orifices, la bouche qu’entre la nuit dans la face humaine.

À la fin de sa vie, et alors que la cécité le menace, Music figure un Penseur de Rodin guetté par l’épuisement. Un homme voûté, nu, se dissout lentement, dans un poudroiement de lumière pâle. La nudité n’est que le dépouillement ultime, le prélude au grand départ. Music ne confirme ni ne dément aucune révélation religieuse : son art est neutre et peut convenir au croyant autant qu’à l’athée. Son modèle est réduit à une silhouette, une chose farouche déjà perdue dans les ténèbres.

La débâcle de la forme attaque même la nature : et comme les cadavres du Lager évoquaient pour Music des tas de petit bois, des racines d’arbres enchevêtrées, les collines siennoises lui font penser à des gisants aux côtes saillantes. La paix rurale est à son tour contaminée par l’horreur. Les rochers sont des quasi-êtres humains qui se soulèvent, les agonisants des éléments naturels, prêts à être engloutis. Une même solidarité, une même sympathie universelle relie les bêtes, les végétaux, les pierres et les montagnes. Grande synthèse dans l’apaisement du temps. Au fond de l’espèce humaine comme des espèces végétales ou animales, un même courant anonyme précipite les choses vers la destruction. Qu’est-ce que la mort ? Un processus de réabsorption dans l’indistinct. Ce qui était un être singulier, homme, cheval, arbre, colline se fond dans le grand tout et prend d’autres aspects. Le magma a tout avalé. Au plus profond de soi, Music découvre la loi implacable des métamorphoses qui broie sans répit les vivants, les paysages, la matière vouée à mourir, à se transformer, chacun à son allure propre. Seule l’acuité d’un tableau peut racheter l’effondrement général.

Il existait au XIXe siècle tout un art de la photographie post mortem où le défunt, jeune ou vieux, était mis en scène avec les vivants dans un portrait de groupe. Music fait l’inverse : il installe les vivants en position de défunts et les saisit à ce point où ils vont s’abîmer, dans la grande paix de l’anéantissement. C’est cela que médite son anachorète dans la série du même nom : il goûte la fragilité de l’existence, au bord de l’exténuation. Un fantôme contemple le néant et se prépare au grand voyage. L’art est une grâce fragile conquise sur l’extinction.

Pascal Bruckner

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Pascal Bruckner: Zoran Music, Painting Before Night Comes

With Zoran Music, everything begins in a haze, with a veil that simultaneously hides and reveals. His paintings strike us first of all by their hue, the color of baked earth that covers the entire surface. He softens our gaze the better to sharpen it—he obliges us to focus. The muted tone forces us to seek clarity, to seek a direction among the shadows. Music always paints the world filtered through the softness of ocher, a background light or basic monochrome from which he teases out shades of gray or pale blue, or yellow or faded orange—like a symphony played on a single note, whose harmonics and differences in tone are only discovered little by little. The canvas doesn’t leap to the eye, the beholder has to sink slowly into it, through progressive immersion. The eye is not dazzled or drawn by any stark contrasts of color, there is just an unsettling chiaroscuro. Each of Music’s paintings must not just be seen but contemplated. Sepia places the content in a kind of eternal, timeless yesteryear.

As a Central European artist, a product of the Austro-Hungarian Empire raised in three languages—Italian, German, and Slovenian—and educated at the school of fine arts in Zagreb, Music might have remained a talented landscape painter sketching the graceful horses of Dalmatia, the back alleys of Venice, and the hills of Karst (an eroded region deforested by the Venetians in order to build their pilings). Or ferries crossing rivers, full of oxen like some Biblical Noah’s ark. He celebrated the world that predated the catastrophe, a felicitous nature. His dry-point engravings and lithographs evoked primal Amerindian arts. The deliberately traditional Music claimed he had been marginalized by the painterly avant-gardes of his day, stifled by the wordy dogmas of the abstractionists, cubists, and surrealists. But this predicament redounded to his advantage. Unlike the “subversive” artists of his day, Music did not seek to scandalize the easy-going bourgeoisie of democratic nations through the din of manifestoes and challenges to existing forms. He went one better, confronting something far worse: Nazism, which dispatched him to a concentration camp. Arrested by chance by the Gestapo in Venice in 1944, suspected of having links with the Allies, Music was tortured and then sent to Dachau, after having turned down—with a laugh—a German officer’s suggestion that he join an auxiliary SS force.

This ordeal might have killed Music. But it turned out to be self-revelatory. Sometimes, in the creative process, a period of oppression is indispensible: just look at Alexander Solzhenitsyn, Varlam Shalamov, Vasily Grossman, Primo Levi, and Robert Antelme, who transformed their sufferings into terrific oeuvres. Then there was the admirable Margarete Buber-Neumann, whom Stalin handed over to the Gestapo and who experienced both kinds of totalitarianism, Soviet and German, first through an “improvement camp” in Kazakhstan in 1937 and then in Ravensbrück early in World War II.

As a way of escaping the horror, Music began a series of sketches on camp life as soon as he could, with whatever materials he had at hand, unknown to his guards. Only two hundred of those drawings would survive. Offering his fellow torture victims a tomb of paper and ink, he attempted to record their spidery fingers and the “countless steely sparks” of the their eyes. Around him he saw only the dead and dying.

“I drew as though in a trance, morbidly clinging to my scraps of paper. It was as though the incredible vastness of those fields of corpses had blinded me. I clung to countless details as I sketched. What tragic elegance there was in those fragile bodies. Such precise details: those hands, those skinny fingers, the feet, the mouths half open in a final attempt to draw a little more air. And the bones stretched with white skin, just a shade bluish. And the obsession of not betraying those diminished shapes, of managing to make them just as precious as I saw them, reduced to essentials.”

Dying meant streamlining, being reduced to the thinness of a line, a stroke. Seeing these sketches evokes Goya, Georg Grosz, and Otto Dix—who influenced Music—yet without their exaggerated caricature. There is a tenderness about Music’s hellish vision, as well as a rejection of gratuitous violence. Next to Music, Picasso’s Guernica looks like an inspired advertising poster: too wordy, too familiar, too bandied about, part of the huge consumerist circus. Music’s dead are more modest. They do not scream or twist to gaudy effect—and that’s why they move us. Their genitals are dark voids like their mouths; just a memory, an outline. Music invented an aesthetics of discreet awfulness.

Very schematically, allusions to death in Western painting have taken one of two paths: vanitas or ghost. A vanitas stresses the fleeting nature of life, the fact that, in Bossuet’s magnificent words, “man is worthless in so far as he is transitory, and infinitely worthy in so far as he attains eternity.” From the herds of the damned being driven toward hell in Bosch’s paintings, to the danses macabres of Holbein and Michael Wolgemut, all men and women are shadowed by a corpse that loves, dreams, and feasts by their side, steadily drawing them toward their demise. Gentlemen, princes, merchants, yokels, girls—everyone is living on borrowed time. The Grim Reaper, patiently inhabiting the air we breathe, the flesh we are made of, every beat of our hearts, awaits his moment. And, like the demons we try to flee, he always catches up with us.

But the dead—enraged at having departed before the others, at having left so many healthy souls on earth—become agitated in their feverish, endless existence, and so return to haunt the living. Right from the Middle Ages there emerged a macabre art with erotic connotations: scenes of making love in the grave, of corpses endowed with genitals taking advantage of sweet young things. Death is not content merely to carry off people of all ages, it ravishes them in macabre embraces, as seen in a famous painting by Hans Baldung Grien in which Death, skull still sporting wisps of graying locks, grabs a naked Maiden by the hair to drag her into the grave (1517). That same year, Niklaus Manuel Deutsch depicted a corpse kissing a young woman on the mouth while fondling her genitals. These dead, prefiguring our modern zombies, constituted a troubling population—never at rest, they made strange sounds, devoured their shrouds, were driven by inadmissible cravings, and sprang from their graves to trigger epidemics and spread terror among towns and countryside.

Music reconciled these two visions. The concentration camp was an initiatory ordeal for him, a path toward the truth—if one he postponed. As soon as he was released from Dachau by American troops, the gravely ill Music put the nightmare behind him, becoming intoxicated with light and beauty. For twenty-five years he painted bucolic scenes in Dalmatia and Italy, indulging in his passion for nature and stretches of semi-wilderness. The period of abjectness was never mentioned. But around 1970, the lessons of Dachau forcefully resurfaced in his work; he began an extraordinary series titled We Are Not the Last. Elation was followed by a pitiless confrontation with terror. Dachau became the mental realm of Music’s inspiration, one that never left him. The dying look to the sky vacantly, mouths open, godless, while others seem to sleep, frozen in grotesque positions like old children lying in a bed. Music was gripped by “the horrible beauty of those wasted bodies.” Piles of the dead cluster in a mound, arms and legs dangling, drenched in a kind of pink light. Some seem to want to speak up, a little like those premature babies lacking lungs and vocal cords, howling silently in their cradles. They debate wordlessly, a parliament steeped in pathos. Others are seated, naked, skinny, waiting to lose the little strength that remains. Still others seem to laugh, as though delighted to leave this world—unless their grins are just an involuntary contraction of the jaw. Their heads are dark, like fruit already turning rotten.

Music’s recumbent figures are not like those strapping corpses of medieval engravings, not like the cheerful hanged men and the dead in popular Mexican imagery who frolic and dance. His dead are naked, destitute. Their death brings no redemption, it confirms their total dereliction. Music is anti-baroque par excellence, he avoids both pathos and fright. He pays tribute to the dead with compassion and affection. He shows human beings at the end of all their suffering, illness, exodus, and hunger—at the moment they give up the ghost. The army of the dead is too numerous. There are too many of them, everywhere, at all times, invading space. Exhausted, they fall in clusters, while survivors pile them into groaning mounds. In Music’s work, economy of means is the path toward the essential. To anyone who has been through Hell, no return is possible. The world is broken, serenity is gone. Going from ignominy to stupor, Music had to keep his eyes trained on the abyss right to the end.

There then began a final period to Music’s oeuvre. He turned himself into a character from Dachau, looking at himself with the eyes of a dying man who should have remained in the Lager but who survived by chance. “See with eyes closed,” Music used to say. Thereafter he followed only an inner vision, doing more and more self-portraits, alone or in a couple with his wife Ida, of whom we see just the halo-like chiffon of her red or chestnut hair. Faces are depicted only in so far as they are effaced or suggested. Hazy silhouettes replace individuals. Two ghosts united in the twilight—like negatives that never print, remaining hopelessly blank. Beings have no substance or outline; they are scarcely evoked, then rubbed out. Seemingly swallowed by quicksand. Philosopher Emmanuel Levinas viewed the face as the essence of nudity, the vulnerability that obliges us to reply to the Other. Music’s canvases no longer provide a hold on that illusion. His faces are just an imprint with dark patches for eyes and mouth. Since their features have been effaced, we are unable to look hard at them, to recognize them. There remain only traces, fading outlines, like some Shroud of Turin. For Music, the concentration-camp experience led to the disappearance of faces: identity has evaporated, so there can be no Otherness. As he aged, he eliminated himself, in turn, through formlessness. Only a black patch, a halo or ring, indicates the spot were once there was a man, a face, a fate, a landscape. They can no longer be seen, they must be intuited. It is through the eyes, the mouth—the orifices—that night comes to the human visage.

Toward the end of his life, threatened by blindness, Music depicted a Rodin Thinker on the verge of exhaustion. A bent, naked man slowly dissolves in a powdery, pale light. Nudity is merely the final stripping down, a preparation for the final departure. Music neither confirms nor denies any religious revelation—his art is neutral, and can speak to both believers and atheists. His sitter is reduced to an outline, to some shrinking thing already lost in the shadows.

The disintegration of shapes even affects nature: just as the corpses in the Lager made Music think of heaps of kindling or tangles of intertwined roots, so the hills of Siena reminded him of recumbent figures with protruding ribs. Rural serenity thus becomes contaminated by the horror, too. Rocks become quasi-human beings who rise up, nature’s dead and dying, just before being swallowed up. A similar solidarity—a similar, universal sympathy—unites animals, plants, stones, and mountains. A globality quietly emerges over time. Deep in the human species, as in animal and plant species, the same nameless current pushes things toward destruction. What is death? A process of returning to indistinctness. What had been a singular entity—man, horse, tree, hill—merges into a great whole, adopting other appearances. The magma swallows up everything. Music discovered, deep down, the implacable law of metamorphosis that relentlessly crushes the living, the landscape, and all matter doomed to die, to be transformed, each at its own pace. Only the acuteness of a painting can redeem the overall dissolution.

In the nineteenth century there existed an art of post-mortem photography in which the deceased, whether young or old, was staged in a group portrait along with the living. Music did the opposite: he set the living in the pose of the deceased, recording them just as they slide into the great serenity of nothingness. That is what the hermit of his Anchorite series is meditating: on the verge of exhaustion, he senses the fragility of life.  A ghost contemplates the nothingness, preparing for the grand voyage. Art is a fragile grace accorded over extinction.

 Pascal Bruckner